Pourquoi avons-nous si peur des Kurdes ?


31 décembre 2007

Alors que l'armée turque s'attaque désormais aux rebelles kurdes directement sur le sol irakien, un éditorialiste du quotidien Bugün regrette cette politique de la peur et propose de régler la question kurde par le développement économique.


Des soldats turques patrouillant près de la frontière irakienne
AFP

C'est par hasard, en lisant une dépêche, que j'ai appris qu'un navire en provenance d'Egypte, avec à son bord du matériel destiné à la construction d'une raffinerie dans le nord de l'Irak, région autonome du Kurdistan irakien dirigée par Massoud Barzani, avait été bloqué dans le port turc de Mersin parce que le mot "Kurdistan" figurait en toutes lettres sur chacun des 35 containers où était stocké ce matériel. La douane du port de Mersin prétextant qu'il n'existait pas de pays portant le nom de "Kurdistan" a placé ce matériel en quarantaine, non sans avoir au préalable effacé à la peinture noire les mentions de "Kurdistan". Les autorités turques ont ensuite réclamé que ce chargement soit renvoyé en Egypte. Il y a peu, deux containers chinois, dont la destination finale était également le "Kurdistan" [irakien], avaient déjà été renvoyés pour les mêmes raisons vers leur point de départ.

Cette anecdote m'a fait quelque peu réfléchir. Et si, plutôt que "Kurdistan", l'inscription sur ces containers avait été "prétendument Kurdistan" [l'équivalent de l'anglais "so called", terme abondamment utilisé dans une certaine littérature politique turque comme, par exemple, dans le cas du "prétendu génocide arménien"], ces marchandises auraient-elles aussi été bloquées ? Il y a quelques années, l'un des plus grands quotidiens turcs avait titré en une sur la "prétendue question kurde". Voyez donc où nous a mené cette politique consistant à nier systématiquement la réalité. Les généraux turcs, qui dans le passé se sont avérés de véritables champions de ce type d'exercice, n'en finissent plus aujourd'hui de faire leur autocritique et d'admettre qu'ils ont commis une erreur en niant la problématique kurde. La Turquie en est ainsi encore à devoir affronter cette "prétendue" problématique, qui a pris de telles proportions qu'on ne sait même plus lui trouver un début de solution. Dans ces conditions, y a-t-il un sens à répéter ce même type d'erreur en refusant et en niant la réalité de l'Etat fédéré kurde qui existe aujourd'hui dans le nord de l'Irak ?

Ce qui m'a le plus interloqué dans l'anecdote du bateau bloqué dans le port de Mersin, c'est l'usage de la peinture noire. Mais à quoi rime donc cette panique ! C'est à croire que si quelqu'un a le malheur de lire cette fameuse mention, ce Kurdistan tant craint risquerait de devenir soudainement réalité [au-delà des frontières irakiennes]. Mais pourquoi avons-nous donc peur ? Pourquoi l'attribution de certaines prérogatives aux pouvoirs locaux par l'Etat central irakien rendant plus efficaces les mécanismes de décision politique chez les Kurdes irakiens et annonçant même éventuellement pour plus tard la formation d'un Etat kurde indépendant dans cette région doit-elle être considérée comme si dangereuse pour la Turquie ? Pourquoi l'utilisation par les Kurdes irakiens des revenus du pétrole afin de permettre à leur pays d'atteindre un certain bien-être devrait-il constituer une menace pour nous ? En fait, nous connaissons bien les réponses à ces questions.

En effet, ce dont nous avons peur, c'est que les Kurdes habitant du côté irakien de la frontière vivent de mieux en mieux, que nos Kurdes à nous les envient et qu'ils souhaitent in fine se séparer de la Turquie pour les rejoindre. Mais, bon sang, combien de siècles allons-nous vivre avec cette phobie ! Le maintien de l'unité du territoire turc ne dépend-il vraiment que du maintien dans la pauvreté et sous l'oppression des Kurdes vivant au-delà des frontières de la Turquie ? Plus les Kurdes d'Irak vivront dans la peur et dans la misère et plus notre unité territoriale et notre sécurité s'en trouveront assurées ?

On ne peut évidemment pas continuer à gérer notre pays avec une conception de la sécurité dépendant du malheur des autres. Pourra-t-on vivre ainsi en se disant à chaque instant avec angoisse : "Et s'ils parvenaient à se développer grâce au pétrole et que leur Etat devienne un pôle d'attraction pour nos Kurdes ?" Pourquoi ne nous mobiliserions-nous pas pour rendre meilleures les conditions de vie de nos Kurdes plutôt que de compter sur le sous-développement des Kurdes d'Irak ? Ne serait-ce pas plus humain ? Si compétition il doit y avoir, eh bien qu'elle soit orientée pour voir quels Kurdes seront les plus heureux et les plus prospères. 
 
Gülay Göktürk
Bugün


http://www.bugun.com.tr/
le journal
 
Dans les années 1970, Tercüman était le journal emblématique de la droite face à son concurrent de gauche Cumhuriyet, dans une ambiance politique instable qui a mené au coup d'Etat du 12 septembre 1980. En 2005, le journal change de titre : il devient Bugün, sans modifier sa ligne éditoriale. 
 
Tercüman disparaît au milieu des années 1990 pour réapparaître en janvier 2003 en même temps qu'un autre quotidien portant le même nom (avec un tirage beaucoup plus faible). Le journal est la propriété de Nazli Ilicak, l'épouse du propriétaire aujourd'hui décédé du Tercüman des années 1970 et ancienne députée du Parti de la vertu (Fazilet, islamiste). Marqué à droite, Tercüman, devenu Bugün accueille néanmoins des plumes venues d'autres horizons.