Portrait de Hamit Bozarslan par Marc Semo

mis à jour le Lundi 11 mars 2019 à 16h58

Le Monde | Portrait par Marc Semo | 12/03/2019

Il était une fois l'Orient

L’historien d’origine kurde est devenu au fil des ans l’un des intellectuels français les plus lucides sur les crises qui secouent le monde arabo-musulman.

Jamais l’écriture d’un livre ne le bouleversa à ce point. « Pour la première fois, je me sentais comme habité par les mots, et ils me réveillaient la nuit », raconte Hamit Bozarslan, 61 ans, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Kurde de Turquie, devenu au fil des ans l’un des intellectuels français les plus lucides sur son pays d’origine, comme sur le Moyen-Orient en général et ses crises. Violence, société, dé-civilisation (CNRS éditions, 480 p., 25 euros), son nouvel ouvrage, écrit « à partir des notes accumulées sur près de trente ans », tente de comprendre « l’irruption de l’irraison » et les processus d’autodestruction qu’elle entraîne.

« J’avais le sentiment d’une triple urgence face à l’autodestruction du monde arabo-musulman, face à l’émergence des antidémocraties, comme la Russie, la Chine, la Turquie, et face à la montée des populismes ébranlant les démocraties occidentales, que l’on pensait être les plus solides », précise le chercheur, qui explique avoir été lui-même confronté dès son enfance aux aléas d’une histoire tourmentée.

Le village natal d’Hamit Bozarslan, près de Lice, sur les derniers contreforts anatoliens aux confins des frontières irakiennes et syriennes, fut détruit, comme tant d’autres, dans les opérations menées dans les années 1990 par l’armée turque contre la rébellion kurde. Son grand-père y faisait l’imam. « Les religieux étaient les gardiens de la langue et de la culture kurdes face à la république laïque inspirée du modèle jacobin instaurée par Mustafa Kemal », détaille-t-il. Son père était tout aussi habité par la cause kurde. Il rêvait également d’une société socialiste, qu’il évoquait auprès de ses six enfants entre ses nombreux passages en prison pour ses activités culturelles, dont la défense de l’alphabet kurde. Désormais octogénaire et installé en Suède, il achève la rédaction d’un gros dictionnaire turco-kurde.

« La Turquie d’Erdogan n’est pas un Etat totalitaire au sens que donne Hannah Arendt, avec la destruction simultanée de l’Etat, de la société et de la civilisation, même s’il y a de nombreux points communs, car le président turc n’arrive pas à mobiliser toute la population », explique l’historien et politiste. Autour d’un leader incarnant la nation, ce système, qui n’est pas sans rappeler la tyrannie antique, se veut « une alternative radicale à la démocratie libérale, dénoncée comme efféminée et corrompue ».

La référence à la guerre est consubstantielle à un tel pouvoir, « avec un ennemi omniprésent, sans que personne se souvienne qui il fut hier, ne sache qui il est aujourd’hui et ne devine qui il sera demain », ironise Hamit Bozarslan. Jeune homme, juste après ses études secondaires, il quitte une Turquie encore plus misérable et presque aussi répressive que celle d’aujourd’hui pour la Suède, où vivaient déjà de nombreux réfugiés kurdes. Il obtient une bourse pour rejoindre la France du président Mitterrand. Sa première année est consacrée à l’apprentissage du français, dont il ne parlait pas un mot.

Des livres devenus des classiques

Inscrit à la faculté, il travaille avec l’historien François Furet (1927-1997), l’un de ses maîtres à penser, dont il assume la « lecture de gauche ». « La vraie difficulté est de réussir à penser la rupture, de poser la question de la révolution non pas comme l’étape inévitable d’un processus, mais comme une énigme de l’histoire. » Sous la direction de Furet, il écrit, en 1992, sa thèse en histoire sur « Les courants de pensée dans l’Empire ottoman, 1908-1918 ». Parallèlement, il s’attaque à une autre thèse, en 1994, cette fois en sciences politiques, avec Rémy Leveau : « La régionalisation de la question kurde ».

Hamit Bozarslan est un bourreau de travail et déteste tout ce qui peut troubler sa concentration. Il ne tweete guère, évite les réseaux sociaux et n’a même pas de téléphone portable. Sa production n’en est que plus prolifique, avec des ouvrages d’histoire devenus des classiques, tel l’Histoire de la Turquie de l’Empire à nos jours (Tallandier, 2011), des essais plus philosophiques, comme Le Luxe et la violence. Domination et contestation chez Ibn Khaldun (CNRS, 2014), ou encore une Sociologie politique du Moyen-Orient (La Découverte, 2011).

Si engagé soit-il dans ses activités universitaires, jamais le gosse de Lice n’a oublié la cause kurde. « Au début des années 1980, elle n’intéressait pas grand monde », reconnaît-il en riant, même si, avec le soutien des autorités françaises, Kendal Nezan réussit à créer en 1983 l’Institut kurde pour faire connaître la culture de ce peuple écartelé entre Turquie, Irak, Iran et Syrie.

Hamit Bozarslan travaille à la bibliothèque de l’institut et clame son refus de la violence, y compris celle du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) d’Abdullah Ocalan, qui, en 1984, lança la lutte armée contre Ankara. « Jamais je ne l’ai approuvée, mais je comprends les raisons de ce choix, et il a permis à la jeunesse kurde de retrouver sa fierté », explique le chercheur qui, depuis le coup d’Etat raté de juillet 2016 et la massive répression qui a suivi, ne retourne plus dans son pays d’origine. Cela lui manque d’autant plus qu’il avait espéré une possible démocratisation, quand la Turquie souhaitait adhérer à l’Union européenne. C’était avant que Recep Tayyip Erdogan, prêt à tout pour garder le pouvoir, ne fasse volte-face. « Une décennie créative entre 2003 et 2013, où les tabous tombaient les uns après les autres… Mais le retour de bâton a été terrible », souligne le chercheur. Des milliers d’universitaires, dont nombre de ses amis, ont été démis de leurs fonctions ou arrêtés.

De longue date fasciné par l’Allemagne, Hamit Bozarslan a vécu deux ans à Berlin, hanté par la question du nazisme et de l’énigme absolue qu’il avait représentée pour nombre des intellectuels allemands de l’époque, tentant en vain de comprendre comment une société de haute culture comme la leur avait pu basculer. « L’organisation Etat islamique [EI] et le nazisme sont des phénomènes différents, mais avec des points communs, dont leur capacité à simultanément construire et détruire, à se poser comme ordre et comme désordre, détaille l’historien. Ces forces de la non-contemporanéité sont la résurgence de temps anciens et d’éléments enfouis avec toute leur violence brute et leurs attentes apocalyptiques. »

Les racines de la crise

Un tournant crucial dans son itinéraire intellectuel fut son travail sur Ibn Khaldoun, penseur arabe maghrébin du XIVe siècle, historien, géographe et précurseur de la sociologie. « Plus fataliste mais encore plus réaliste que Machiavel », explique Hamit Bozarslan, qui s’est plongé dans son œuvre majeure, Le Livre des exemples, vaste fresque sur la naissance et la mort des empires arabes balayés par les barbares venus des marges et dont le pouvoir ainsi créé sera à son tour un jour balayé. Des thèmes en résonance avec l’actualité, dont la conquête surprise de Mossoul par l’EI, en 2014. « Une société urbaine qui n’arrive pas à trouver les ressorts pour se défendre, détruite par des djihadistes venus des marges », raconte-t-il.

Dans sa quête des racines de la crise qui déchire le monde arabo-musulman, Hamit Bozarslan réfléchit, au-delà du conflit sunnites-chiites qui tient le haut du pavé, sur la contradiction fondatrice de l’islam. « Pour sortir des guerres civiles qui ont été très violentes dès la mort du Prophète et éviter de nouvelles discordes, les oulémas ont élaboré, entre les VIIe et IXe siècles, une doctrine d’obéissance absolue au prince, même impie, alors qu’en même temps l’islam impose l’impératif d’une société juste qui ne peut que légitimer le recours à la violence », analyse Hamit Bozarslan, lucide, plutôt pessimiste, mais qui garde néanmoins espoir dans la mobilisation et le sens des responsabilités, notamment ceux les jeunes. « La question de la transmission est essentielle, explique-t-il en souriant. Mais il ne faut surtout pas transmettre l’expérience comme un fardeau qui les paralyserait. »