«Personne ne peut contrôler la situation en Irak»


Jeudi 30 novembre 2006
Propos recueillis par Pierre Chambonnet

Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS, analyse les options de sortie de crise en Irak.Le président Bush en visite en Jordanie pour rencontrer le premier ministre irakien Nouri al-Maliki; le président irakien Talabani reçu en Iran par le président Ahmadinejad; la commission Baker – le Groupe d'études américain sur l'Irak – qui préconise des discussions avec l'Iran et la Syrie pour une solution au conflit irakien: à l'heure ou le Royaume-Uni, l'Italie, la Pologne ou encore la Corée du Sud annoncent le départ ou la réduction de leur contingent en Irak, les signes d'une externalisation de la recherche de solutions se multiplient. Pierre-Jean Luizard, spécialiste de l'Irak, analyse les options de sortie de crise.

Le Temps: La rencontre du président Bush avec le premier ministre irakien en Jordanie en dit long sur les conditions de sécurité à Bagdad. Doit-on voir aussi une volonté de l'administration américaine d'impliquer les acteurs régionaux en Irak?
Pierre-Jean Luizard: On assiste effectivement à une recherche de sortie de crise tous azimuts. Mais l'option qui consiste à associer des pays voisins sera certainement inefficace. La Syrie n'a pas d'influence suffisante en Irak pour y stabiliser la situation. La Jordanie, pays d'accueil d'un grand nombre d'Irakiens ayant fui le chaos et d'une partie importante de l'opposition arabe sunnite, n'est quant à elle qu'une caisse résonance du conflit irakien. Les deux pays qui ont aujourd'hui une présence effective en Irak via leurs réseaux – les Etats-Unis et l'Iran – sont totalement impuissants face à une situation hors de tout contrôle. Tous deux sont très largement spectateur d'une spirale de la violence qui leur échappe totalement.

- La commission Baker préconise une diplomatie plus active au Moyen-Orient, et notamment des discussions directes avec l'Iran et la Syrie. Cette piste n'est donc pas sérieuse?
- La commission Baker a surtout une fonction interne américaine. Les Américains, tous acteurs politiques confondus se retrouvent aujourd'hui devant un dilemme: ils sont confrontés à l'échec de leur politique en Irak et personne ne veut prendre la responsabilité d'être le premier à le reconnaître officiellement. D'où la multiplication de groupes de recherche pour une solution alternative de sortie de crise. Mais il est difficile d'imaginer comment une externalisation des solutions pourrait avoir une conséquence directe sur l'Irak.

- Avec notamment le hezbollah libanais accusé de soutenir comme Téhéran les miliciens chiites irakiens de l'armée du Mahdi de Moqtada al Sadr, on a l'impression d'une certaine solidarité chiite transfrontalière dans la guerre...
- La rumeur selon laquelle le hezbollah aurait entraîné entre 1000 et 2000 miliciens de l'armée du Mahdi est totalement infondée. En matière de guérilla urbaine, l'armée du Mahdi n'a pas de leçons à recevoir du hezbollah; les miliciens irakiens sont bien plus aguerris. Et on ne voit pas comment d'un point de vue logistique envoyer depuis l'Irak des miliciens chiites se former au Liban.

- Peut-on attendre un élan chiite commun dans la résolution du conflit?
- Il n'existe pas une internationale chiite avec un chef d'orchestre qui coordonnerait différentes cellules locales en Irak, en Iran et au Liban. Chaque parti chiite est impliqué dans des enjeux qui sont d'abord nationaux. Il existe certes des liens culturels et religieux entre les communautés, des liens matrimoniaux au niveau du clergé, mais le chiisme n'a jamais été unifié. La solidarité chiite est surtout un mode d'instrumentalisation dans un cadre national plutôt que l'expression d'intérêts communs transfrontaliers.

- En recevant le président Talabani, les autorités iraniennes se déclarent prêtes à aider en Irak. En dehors d'un moyen de s'affirmer comme puissance régionale, comment concrètement la république islamique pourrait-elle aider à débloquer la situation?
- L'Iran est sollicité aujourd'hui, au moment où il n'a plus grand chose à donner. Le système politique qui est en train d'échouer en Irak n'avait pu voir le jour qu'avec l'aval de Téhéran. Et l'Iran, en donnant sa bénédiction à la participation des partis chiites au gouvernement irakien, a donné là l'essentiel de son influence en Irak.

- L'Iran est aussi accusé d'être un fauteur de troubles en Irak...
- Son pouvoir de nuisance est pourtant à relativiser. Regardez la situation à Bassorah. La ville est souvent pointée du doigt par les Américains et les Britanniques comme étant un tête de pont iranienne prête à basculer du côté de Téhéran. C'est un point de vue très discutable quand on sait qu'en l'espace de 6 mois, le consulat iranien à Bassorah a été mis à sac trois fois par des chiites irakiens...

- Quel serait l'intérêt de l'Iran à aider à la résolution du conflit irakien?
- L'Irak est un vrai sujet d'angoisse pour les Iraniens, même s'ils se servent de la crise et des partis chiites irakiens pour s'affirmer sur la scène régionale et à des fins internes liées aux rapports de force entre les divers centres du pouvoir iranien et les différentes tendances : président Ahmadinejad, l'ayatollah Khamenei, ex-réformateurs et d'autres encore. Il ne faut pas croire que les Iraniens parient comme Al Qaida sur le chaos en Irak. Ils savent très bien qu'un tel chaos les rattraperait, au même titre que tous les pays de la région.

- L'échec du processus politique en Irak peut-il avoir des conséquences en Iran?
- Absolument. Les Iraniens eux-mêmes seraient atteints par un échec avéré des partis chiites dont ils ont patronné la participation au sein des institutions officielles irakiennes, le parti Dawa et la CSRII (Conseil suprérieur de la révolution islamique en Irak) en tête. Ils ne peuvent pas voir avec plaisir l'échec de partis qu'ils considèrent comme leurs principaux vecteurs d'influence en Irak.

- Quelle est donc la politique iranienne par rapport à l'Irak?
- C'est là toute l'ambiguïté. Est-ce que l'Iran continue à soutenir la perspective d'un Etat irakien relativement uni et centralisé ou bien, est-ce que,sous couvert de fédéralisme, Téhéran pousse à une partition déguisée de l'Irak? Les premiers acteurs chiites à avoir participé au gouvernement (CSRII, Dawa avec des nuances) sont pour la solution fédéraliste (qui serait dans les faits une partition sur des bases confessionnelles). La mouvance sadriste y est en revanche farouchement opposée. L'option fédéraliste est soutenue par l'ayatollah Khamenei et une partie du gouvernement iranien. Mais le président Ahmadinejad et une partie importante des gardiens de la révolution sont hostiles à cette idée car ils pensent, avec raison, que ce serait la porte ouverte à une guerre sans fin en Irak.

- Si les acteurs régionaux sont impuissants, faut-il attendre une solution interne à l'Irak?
- La situation en Irak échappe aussi à tous les acteurs irakiens. Y compris aux "protégés" de Téhéran, à savoir le parti Dawa, le CSRII, Moqtada al Sadr, etc. Tout le monde se trouve aujourd'hui dans l'incapacité de mettre un coup d'arrêt à la spirale de la violence. Il n'y a pas d'Etat en mesure de protéger les citoyens. L'ensemble de la population irakienne se replie donc sur des solidarités qui sont les seules à fonctionner et à-mêmes de protéger les gens. Ce sont les mêmes mécanismes qui étaient à la base du pouvoir de Saddam Hussein, c'est à dire la solidarité régionale, de clans et de quartiers. Il y a eu tellement de sang versé que la population est atomisée et totalement repliée sur le plus petit dénominateur commun d'appartenance.

- En annonçant son retrait du gouvernement irakien, Moqtada al Sadr peut-il incarner le renouveau?
- Je crains qu'il ne soit trop tard. Le ralliement de Moqtada al Sadr au processus politique suite au déchaînement du terrorisme anti-chiite contre sa base a rendu caduque toute possibilité de voir émerger un outsider, face à un processus politique qui fait naufrage. Aujourd'hui il n'y a plus personne, ni dans la classe politique irakienne, ni dans l'establishment religieux qui soit en dehors de ce processus qui est voué à l'échec. L'Irak est aujourd'hui incapable de mobiliser autour d'un sentiment patriotique irakien.

- De nombreux contingents de la coalition annoncent leur départ définitif ou la réduction de leurs effectifs. Ces décisions auront-elles des conséquences sur le terrain?
- Les défections n'auront pas de conséquences militaires en Irak. Les forces américaines sont et resteront l'épine dorsale de la coalition. En ce qui concerne les forces britanniques, les seules avec le contingent américain à avoir un rôle politique, leur réduction annoncée va dans le sens de ce qui est amorcé depuis des mois: à savoir la transmission officielle du pouvoir à des forces qui localement assument déjà la réalité du pouvoir. Les Britanniques ont déjà abandonné le pouvoir depuis plusieurs mois à Bassorah à différentes factions qui se battent entre elles pour le contrôle des différents quartiers de la ville.

- Le retrait définitif des troupes de la coalition est-il la solution au conflit?
- La présence de troupes étrangères est le premier facteur de division de la société irakienne. Mais je pense qu'il est trop tard pour un retrait sans dommages. Le mal est fait. Le feu a été mis à la société irakienne. Je pense que les Américains sont tombés dans un piège: ils ne peuvent ni rester en Irak, ni en partir. Ils ne peuvent rester car chaque jour qui passe dans un contexte d'occupation divise encore un peu plus la société irakienne. Mais ils ne peuvent pas quitter l'Irak non plus car en partir serait reconnaître à la face du monde l'échec de la guerre. On imagine mal les GI's plier bagage face à des djihadistes paradant au coeur de Bagdad comme c'est le cas aujourd'hui.

- Peut-on parler de guerre civile en Irak?
- Si on juge une guerre à l'aune du nombre de morts, on est effectivement clairement dans une situation de guerre. Au-delà du nombre de victimes, il y a des projets communautaires qui s'affrontent et qui sont incompatibles les uns avec les autres. Il y a des déplacements de population. Malgré tout, l'expression "guerre incivile" me paraît plus juste dans le sens où les violences ont très largement dépassé les seuls clivages communautaires. On assiste à un phénomène d'implosion généralisée de la société irakienne aussi bien chez les chiites que chez les sunnites, chez qui les groupes djihadistes s'affrontent entre eux. On est dans un stratégie généralisée de conquête de pouvoirs locaux par des milices de partis liées à des pouvoirs tribaux et parfois à des forces de sécurité locales. Par exemple à Bassorah où il n'y a pas d'enjeux confessionnels mais une très grande violence: les Irakiens, tous chiites, s'affrontent non pas au nom d'un projet politique, mais en prévision du départ des forces britanniques, de manière à occuper le plus de terrain possible pour le contrôle de la plus grande partie de la ville et des puits de pétrole qui en sont proches.