Pendant l'offensive d'Afrin, Ankara attise le nationalisme

mis à jour le Vendredi 2 février 2018 à 18h38

Le Monde | Marie Jégo | édition : 3/02/2018

Le président Erdogan profite du soutien des Turcs à son action en Syrie pour verrouiller davantage son pouvoir.

Médecins, journalistes, internautes, plus de 300 personnes ont été interpellées depuis le samedi 20  janvier en Turquie pour avoir critiqué l'offensive militaire sur l'enclave d'Afrin au nord-ouest de la Syrie. Huit responsables de l'association des médecins de Turquie ont été placés en garde à vue dans plusieurs villes du pays, mardi 30  janvier, à cause d'un communiqué dans lequel l'association évoquait la guerre comme un " problème de santé publique ".

L'auteure et journaliste Nurcan Baysal, qui avait publié des Tweet critiques, a vu vingt membres des forces antiterroristes démolir la porte de son domicile à Diyar-bakir, dans le sud-est du pays, pour pénétrer dans le salon où elle regardait la télévision avec son mari et ses enfants dans la nuit du 21 au 22  janvier. Après trois jours passés en garde à vue, elle a été relâchée avec interdiction de quitter le pays. " L'Etat veut faire taire les voix opposées à la guerre, tous les segments de la société, les médias au premier chef, doivent soutenir sa guerre ", écrit-elle dans un texte publié juste après sa détention sur le site d'informations Ahval.

L'opération militaire ne peut être discutée. Les débats sont proscrits, les manifestations sont interdites, la moindre critique appelle une sanction. Supprimer les derniers espaces de liberté est aisé alors que l'état d'urgence est devenu permanent, prolongé -début janvier pour la sixième fois consécutive depuis le putsch raté du 15  juillet 2016.

Le président Erdogan multiplie les imprécations. " Croyez-moi, ils ne sont pas des intellectuels, juste une bande d'esclaves, les domestiques de l'impérialisme ", a-t-il déclaré face aux militants de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), réunis la veille à Amasya (région de la mer Noire). Les 170 intellectuels auteurs d'une lettre d'opposition à la guerre envoyée récemment aux députés, toutes tendances confondues ? " Des traîtres. "

Les médias sont tenus de présenter exclusivement le point de vue officiel. " Ne pas couvrir les groupes rebelles kurdes, ne pas rapporter les citations ou les manifestations hostiles à l'opération, ne pas donner de signes d'un soutien moral ", " ne pas parler d'invasion ", dit le règlement en 15 points édicté par le premier ministre, Binali Yildirim, à l'usage des journalistes au lendemain de l'intervention.

Dans sa grande majorité, la société turque fait corps avec le pouvoir. Selon un sondage publié le 1er  février par l'université Kadir Has, 56  % des personnes interrogées jugent " positive " l'action du gouvernement en Syrie. Selon MAK, une société de sondages proche du pouvoir islamo-conservateur, 85  % des sondés soutiennent " Rameau d'olivier ", le nom de l'opération.

Erdogan invoque les sentiments nationalistes. " La couleur du drapeau est celle du sang qui est dessus. Quand des hommes meurent pour la terre, elle devient la patrie ", a déclaré le chef de l'Etat turc, le 27  janvier à Kocaeli. Le jour de l'offensive, une " sourate de la conquête " a été psalmodiée dans toutes les mosquées, selon les recommandations de Diyanet, la direction des affaires religieuses.

" Risque humanitaire "

" Les soldats se battent, on ouvre des cours de Coran. Eux là-bas, nous ici, nous continuons à faire le djihad ", a expliqué Ali Erbas, son directeur, samedi 27  janvier. Les principaux chefs religieux du pays soutiennent l'opération. Le patriarche grec-orthodoxe, Dimitri Bartholomew, a envoyé une lettre au président pour dire qu'il priait pour son succès. Le patriarcat arménien de Turquie a déclaré son soutien le 22  janvier.

L'opposition politique, à l'exception du Parti de la démocratie des peuples (HDP, prokurde), donne son assentiment. Le camp nationaliste, cela va sans dire, mais aussi les kémalistes laïcs. Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), a salué " la contribution apportée par nos soldats à l'intégrité territoriale de la Syrie ". Umut Oran, député du CHP, a démissionné de l'Internationale socialiste dont il était vice-président, en réaction à une déclaration de l'organisation sur " le risque humanitaire " posé par l'ouverture d'un nouveau front à Afrin, une région jusqu'ici épargnée par les destructions.

Les partisans de l'AKP vont jusqu'à comparer l'opération d'Afrin avec la guerre d'indépendance (1919-1922) menée par Atatürk pour chasser les puissances étrangères et faire émerger la -République turque des cendres de l'Empire ottoman. La propagande diffusée dans les médias progouvernementaux nourrit le mythe d'une Turquie assiégée par les ennemis, au premier rang desquels figurent les Etats-Unis, soupçonnés de chercher à créer un Etat kurde dans le nord de la Syrie.

En flattant la fibre patriotique, le président Erdogan renoue avec le " consensus national " qui a servi de fil conducteur à tous ses prédécesseurs. Un consensus autour des dogmes de la Turquie moderne : le rôle de l'armée, la question chypriote, le problème kurde, le génocide des Arméniens. " Un système cœrcitif dont la réussite, au moins partielle, est basée sur l'intériorisation de la cœrcition par une grande partie de la population ", décrit le chercheur Etienne Copeaux.

La recette est ancienne, elle fonctionne encore. Erdogan compte y recourir sans limite en vue des prochaines élections générales en novembre  2019. A moins qu'il ne décide de les convoquer par anticipation si la bataille d'Afrin devait s'avérer porteuse. 

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BILLET

Par Christophe Ayad

Macron et le Grand Turc

La diplomatie de l’« en même temps » a ses limites : tenir un langage de vérité à M. Erdogan, limiter les dégâts de l’offensive turque à Afrin et ne pas trahir les forces kurdes qui ont été notre meilleur allié dans la guerre contre l’organisation Etat islamique en Syrie, tout n’est pas conciliable. Mercredi, Le Figaro rapporte une critique voilée du président français : « S’il s’avérait que cette opération devait prendre un autre tour qu’une action pour lutter contre un potentiel terroriste menaçant la frontière turque et que c’était une opération d’invasion, cette opération nous pose un problème réel. » « Nous considérons comme des insultes les rappels d’un pays comme la France à propos d’une opération que nous menons en accord avec le droit international », a répliqué le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Çavusoglu, qui dénonce « l’hypocrisie » de Paris. « Nous ne sommes pas la France, qui a envahi l’Algérie, a-t-il asséné. Les pays comme la France n’ont pas de leçons à nous donner. » Message reçu. « La réaction du ministre turc des affaires étrangères signifie sans doute qu’il ne s’agit de rien d’autre que de la sécurisation des frontières (…). Je suis rassuré », a conclu M. Macron. Rassuré mais pas grandi.