Paris et Ankara au bord de l’affrontement

mis à jour le Vendredi 19 juin 2020 à 19h00

La Croix | François d’Alançon | 19/06/2020
 
Les relations entre la France et la Turquie n’ont cessé de se dégrader depuis 2016. Des incidents ont opposé la marine turque à des frégates françaises en Méditerranée.

Rien ne va plus entre la France et la Turquie. Après avoir frôlé l’incident militaire en Méditerranée, les deux pays, membres de la même Alliance atlantique, échangent des déclarations musclées en s’accusant mutuellement.

La ministre française des armées, Florence Parly, a profité de la réunion des ministres de la défense de l’Otan, en visioconférence, mercredi 17 juin, pour dénoncer le comportement « extrêmement agressif » de la Turquie. Sept pays, dont l’Allemagne, sur les 30 membres de l’Alliance, ont appuyé ses critiques tandis que les États-Unis restaient en retrait.

Le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, s’est empressé de minimiser la dispute, qualifiée de simple « désaccord ». Au sein de l’Otan, où règne la règle du consensus, l’affaire devrait en rester là. Jusqu’à nouvel ordre. Car le conflit s’envenime entre Paris et Ankara, exacerbé par l’évolution de la situation en Libye.

Depuis la déroute militaire des forces du maréchal Haftar en Tripolitaine, face aux forces du gouvernement de Tripoli, soutenu par l’armée turque, la France ne cesse de réclamer un cessez-le-feu et de dénoncer « les violations systématiques » par la Turquie de l’embargo sur les armes des Nations unies. Sans mentionner le flux continu de livraisons d’armes au profit du camp adverse, de la part des Émirats arabes unis et de la Russie. De son côté, Ankara accuse Paris de faire « obstacle à la paix » en « sous-traitant de certains pays de la région », une allusion aux Émirats arabes unis et à l’Égypte.

« La diplomatie française répète qu’elle ne choisit pas un camp ou l’autre, et qu’il n’y aura pas de solution militaire en Libye, mais sa relation fusionnelle avec les Émirats arabes unis, hostiles à l’islam politique, l’a menée dans une impasse », affirme Jalel Harchaoui, chercheur à l’Institut Clingendael et spécialiste de la Libye.« Au moment où les soutiens du maréchal Haftar, l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Russie, réévaluent leur position, la France n’a pas de stratégie. » Pendant que Paris dénonce haut et fort l’ingérence turque en Libye, les États-Unis, un moment tentés par le soutien à Khalifa Haftar, ne voient pas d’un mauvais œil Ankara faire contrepoids à l’ingérence russe.

L’étincelle qui a mis le feu aux poudres remonte au mercredi 10 juin, quand la frégate française Courbet a tenté de contrôler le Cirkin, un cargo battant pavillon tanzanien, soupçonné d’avoir livré du matériel militaire, des armes et des munitions à Misrata, en violation de l’embargo. Une frégate turque s’est alors interposée en procédant à une « illumination radar », la manœuvre ultime avant un tir. Un procédé pour le moins inhabituel entre deux alliés de l’Otan, précédé, fin mai, d’un accrochage similaire. D’où les demandes d’explication de Paris.

La Libye n’est pas le seul objet de litige entre la France et la Turquie. À l’automne 2019, l’intervention de l’armée turque dans le nord de la Syrie contre les milices kurdes, principaux alliés de la coalition anti-Daech, a suscité de fortes tensions entre les deux pays.

Emmanuel Macron avait dénoncé « le fait accompli » de l’opération turque et regretté le silence de l’Otan. « Le choix de l’alliance avec les Kurdes en Syrie a empoisonné les relations bilatérales. Depuis, le contentieux s’est alourdi et les occasions de désescalade ont été très rares », souligne l’ancien ambassadeur Michel Duclos, conseiller spécial de l’Institut Montaigne. « Aujourd’hui, beaucoup de nos partenaires ne nous comprennent pas, soit parce qu’ils ne veulent pas se mettre à dos la Turquie, soit parce que, sur le fond, cela leur est un peu égal. »

Paris s’oppose également aux activités de forage de la Turquie en Méditerranée orientale, riche en ressources énergétiques et dénonce, avec la Grèce, Chypre et l’Égypte, l’accord turco-libyen qui étend considérablement le plateau continental de la Turquie. « Une certaine incompréhension s’est installée entre les deux pays, depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, sur la question de la perspective d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne », analyse Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). « Les tensions se sont accumulées sur une série de dossiers, en particulier sur la Syrie, la Libye et les réfugiés que la Turquie menace d’envoyer vers l’Europe. En dépit de leurs divergences avec Ankara, d’autres capitales européennes, comme Londres, Berlin ou Rome, ont une approche plus réaliste, sachant que la Turquie reste une puissance incontournable de la région. »

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Paroles
 

« Erdogan utilise la logique du fait accompli »

Marc Pierini, chercheur associé au centre Carnegie Europe

« En Libye comme en Méditerranée, les provocations du président turc Erdogan se fondent finalement sur la même logique du “fait accompli” que celle de Vladimir Poutine en Crimée. En interne, elle lui permet de montrer les muscles dans un contexte où son parti a perdu le monopole, et alors que le pays affronte une crise économique. À l’extérieur, elle ne s’accompagne jusqu’ici que d’inconvénients mineurs : quelques critiques facilement gérables. L’Europe parle le langage des principes, peu efficace pour confronter une autocratie. Tant qu’elle n’adoptera pas le langage de la puissance, tant qu’elle ne posera pas des limites claires aux actions hostiles à ses intérêts, elle risque de ne pas être entendue. »

Recueilli par Anne-Bénédicte Hoffner