Osman Öcalan, le renégat amoureux


6 novembre 2007

Il n'oubliera jamais la nuit de sa grande évasion. "Nous sommes partis discrètement du camp avec sept camarades. Nous avons descendu la montagne dans le noir jusqu'à une vallée irakienne où une voiture nous attendait."


GAMMA/NOËL QUIDOU
Osman Öcalan, frère cadet d'Abdullah Öcalan, président du PKK.

Cette nuit du 3 juin 2004, Osman Öcalan, frère cadet d'Abdullah Öcalan, président du PKK, le parti - interdit - des travailleurs kurdes de Turquie, rompt brutalement avec le combat d'une vie.

Comme d'autres avant lui, et d'autres encore après, Osman en a assez de vivre comme un rat dans le froid et la faim des grottes et des casemates aménagées par la guérilla kurde dans les monts Qandil, qui séparent l'Irak de l'Iran. Assez d'une lutte armée qui a fait plus de 30 000 morts sans autre résultat tangible que d'avoir permis aux généraux de maintenir leurs faramineux budgets et leur considérable influence politique en Turquie.

Et puis, Osman Öcalan est amoureux d'une jeune combattante. Elle s'appelle Kawe, son nom de guerre est Ziyane, elle a 26 ans. La nuit du 3 juin, elle descend la montagne avec lui. Or l'archaïque règlement édicté par le président à vie du PKK, l'aîné emprisonné en Turquie depuis son arrestation en 1999, interdit formellement les relations intimes entre combattants. A l'époque, les contrevenants sont passibles de la peine de mort. Combien de guérilleros ont été exécutés pour ce "crime" en vingt-quatre ans de combat ? Des dizaines, peut-être des centaines, ont été assassinés pour diverses déviations, manquements aux ordres ou collaboration présumée avec "l'ennemi" turc. Foin de romantisme révolutionnaire ! Le PKK, qui se bat pour la reconnaissance des droits kurdes, n'a jamais été une organisation de boy-scouts. Le terrorisme est l'une de ses armes.

Lors d'une première rencontre dans la montagne irakienne de Qandil, sept mois avant sa spectaculaire défection, Osman Öcalan, qui croyait alors pouvoir prendre la direction du parti et le débarrasser de ses violentes et staliniennes coutumes, nous avait confié que "l'une de (ses) priorités" était de lever l'interdit obscurantiste imposé par son frère aux combattants des deux sexes cachés dans les redoutes de montagne. On ignorait alors que son coeur battait déjà pour la jolie Kawe. "Quand il n'y a pas de libertés personnelles, nous dit-il, il n'y a pas de liberté du tout."

Le "printemps" du PKK n'eut pas lieu. De la prison turque où, à 58 ans, il croupit, Abdullah Öcalan, qui, lui, n'a jamais connu les affres de la faim et de la solitude des longs hivers enneigés des monts Qandil, continue, via ses avocats et une évidente complicité turque, de diriger le parti, de nommer ses chefs et de lui imposer ses virevoltes idéologiques.

Un jour, il manifeste son "admiration pour l'Etat turc moderne et son fondateur, Atatürk", il dit sa "tristesse" pour les familles des civils turcs tués dans des attaques ordonnées par lui, mais n'a pas un mot pour les milliers de Kurdes abattus par l'armée. Un autre jour - désormais à l'abri de la peine de mort prononcée à son procès, qui a été commuée en réclusion à perpétuité sous pression de la communauté internationale -, il fait savoir que "le combat continue" dans les mêmes conditions qu'auparavant. La fidélité, le respect et le culte insensé de la personnalité dont jouit encore Abdullah Öcalan auprès d'une partie de son peuple et de son parti est l'un des grands mystères de l'Orient.

Osman lui-même, qu'il fit enfermer en 1993 pour d'obscures raisons "politiques et opérationnelles", rechigne encore à critiquer le président. Condamné à mort après un interrogatoire de cinquante-deux jours dans une grotte, le cadet ne dut probablement sa grâce, après une humiliante autocritique, qu'à son patronyme. Alors oui, Apo, comme l'appellent affectueusement ses disciples - Tonton en kurde - "est un autocrate" qui a échoué à peu près sur toutes les stratégies successives qu'il a imposées, concède-t-il. Mais on entre au PKK comme en religion, et Apo reste une icône, le symbole de la lutte kurde. Donc, intouchable.

"Apo veut un dialogue avec l'Etat turc, et l'arrêt de l'insurrection suivra. Pas l'inverse", explique encore Osman sur un ton apparemment convaincu. Solidarité familiale ou attitude d'autoprotection ? "Il y a quatre mois, nous affirme-t-il, des tueurs, dans une voiture piégée bourrée de dynamite, ont été stoppés alors qu'ils se dirigeaient vers ma maison." Le PKK, qui a assassiné nombre de "traîtres" à sa cause, veut-il aussi sa mort ? "Je crois que c'est fini maintenant, je crois qu'ils ne veulent plus me tuer", avance-t-il.

Mal attifé, souliers éculés, mal rasé et prématurément vieilli par ses années de montagne, Osman Öcalan est désormais marié et père de deux jeunes enfants. Il "soutient toujours la cause, mais pas les méthodes" de ce parti, créé en 1978 par son frère aîné. Il avait 20 ans alors. Né, comme Abdullah et les quatre autres rejetons Öcalan dans une famille de paysans pauvres dans la province d'Ourfa, au Kurdistan turc, Osman, en 1978, a presque un diplôme d'instituteur en poche, mais il n'exercera jamais. Il rejoint le PKK, devient "Ferhat", son nom de guerre. Quatre ans après, il est envoyé en Libye, y passe deux ans à chercher des fonds et des soutiens chez les Kurdes immigrés dans ce pays. En 1986, il entre au comité central du parti, devient l'un des cinq membres du comité exécutif en 1991, puis tombe en disgrâce.

Aujourd'hui, à 49 ans, l'homme aspire à une existence tranquille dans la petite ville de Koï-Sinjak, au Kurdistan irakien, où il vit désormais près de sa famille et d'amis transfuges, comme lui. En octobre 2004, après sa fuite nocturne, il avait bien tenté de créer un parti plus démocratique. Hikmet Fidan, l'ami qu'il avait envoyé en mission à Diyarbakir, la "capitale" du Kurdistan turc, y perdit la vie, probablement assassiné par le PKK. Osman renonça.

A présent, il dit qu'il n'a "jamais tiré un coup de feu, jamais commandé d'opérations militaires." Il se présente ainsi : "Je suis un politique qui s'est beaucoup trompé, un diplomate prêt au compromis." Il dit que ce sont "les généraux turcs qui sont, par leur attitude, les meilleurs agents recruteurs du PKK". Il dit enfin qu'il aimerait "vivre normalement". Impossible rêve. Sur la liste des "100 terroristes" kurdes recherchés morts ou vifs par Ankara et remise au gouvernement de Bagdad, son nom est en tête. "Eh oui, les Turcs ont un vrai problème avec mon patronyme..."


Patrice Claude


Parcours

1958
Naissance à Omerli, village du Kurdistan turc.

1978
Rejoint le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé par son frère.

1984-1988
Séjour en Libye.

1993
Déchu et emprisonné par son frère.

2003
Tente, sans succès, de démocratiser le PKK.

2004
S'enfuit au Kurdistan irakien, en juin.