«Nos relations avec Ankara sont schizophréniques»

Olli Rehn, commissaire européen à l'Elargissement, s'oppose à la rupture des négociations avec la Turquie: «Nos relations avec Ankara sont schizophréniques»
 
Par Jean QUATREMER
mercredi 1 novembre 2006
 
Bruxelles (UE) de notre correspondant
Faut-il ou non geler les négociations d'adhésion avec la Turquie, celle-ci refusant toujours l'accès de ses ports et aéroports aux navires et avions chypriotes, en violation du protocole d'Ankara qu'elle a pourtant signé ?
La Commission européenne, qui va remettre aux vingt-cinq Etats membres de l'Union, début novembre, un rapport sur le sujet, n'y est pas favorable, même si elle dénonce le «ralentissement des réformes» (lire encadré). Le Finlandais Olli Rehn, commissaire chargé de l'Elargissement, expliquait pourquoi à Libération dans une interview réalisée il y a quinze jours.
 
Faut-il suspendre les négociations ? 
 
Non, si la Turquie fait ce qu'elle doit faire. S'il faut être rigoureux avec Ankara, il faut aussi être juste. D'une part, nous devons exiger un strict respect des critères, en particulier sur les libertés fondamentales comme la liberté d'expression ou de religion, le droit pénal, etc. Mais, d'autre part, l'Union doit tenir parole : nous avons promis l'adhésion à la Turquie lorsqu'elle sera prête. Nos relations avec ce pays sont schizophréniques. Dans l'Union, nous sous-estimons son importance stratégique, alors qu'à l'inverse, en Turquie, on la place à un tel niveau qu'on estime possible d'obtenir une plus grande mansuétude dans l'appréciation des critères. Ce ne sera pas le cas. A cela s'ajoute la spirale négative qui s'est enclenchée depuis quelque temps : en Turquie, il y a un sentiment de déception car on pense que «les Européens ne veulent pas de nous dans l'Union». L'Union, elle, est déçue par la lenteur des réformes, qui ne sont pas assez crédibles, ce qui suscite la méfiance des opinions publiques. C'est un véritable cercle vicieux que je veux briser et il sera difficile de le faire si on suspend les négociations d'adhésion.
 
Que faire pour obliger la Turquie à respecter le protocole d'Ankara ? 
 
C'est la question clé de cet automne. En septembre 2005, les Vingt-Cinq ont déclaré que si la Turquie n'appliquait pas ce protocole il y aurait des conséquences négatives sur le processus de négociation. Or le gouvernement turc fait un lien entre cette question et celle du commerce direct entre l'Union et la communauté chypriote turque, que nous avons promis d'autoriser [mais que Nicosie bloque, ndlr], lien que nous refusons. La présidence finlandaise, soutenue par l'ensemble de ses partenaires, négocie actuellement avec les deux communautés chypriotes ainsi qu'avec la Turquie afin de trouver une solution.
 
Les militaires turcs viennent de faire savoir qu'il n'était pas question pour eux de rentrer définitivement dans leurs casernes, comme l'exige l'UE. Qu'en pensez-vous ?
 
La démocratisation des relations entre les civils et les militaires a fait de formidables progrès. Par exemple, il y a désormais une majorité de civils au Conseil de sécurité nationale, et son président, en l'occurrence le chef du gouvernement, et le secrétaire général sont des civils. Mais il faut aller plus loin. Je respecte la compétence de l'armée turque en matière de défense, mais les militaires doivent être clairement soumis à l'autorité et au contrôle du pouvoir civil.
 
L'armée en Turquie occupe une place particulière puisqu'elle est la garante de la démocratie et de la laïcité. En demandant que l'armée reste dans ses casernes, ne faites-vous pas le jeu des islamistes ? 
 
L'Union ne veut pas aider les islamistes, ça, je peux vous l'assurer. C'est une fausse garantie que prétend offrir l'armée : par exemple, chaque fois que l'armée est intervenue, ça n'a pas empêché les écoles islamistes de se développer. On a trop tendance à oublier, en Europe, que les négociations d'adhésion sont un soutien offert aux forces modernisatrices à l'oeuvre en Turquie, que ce soit au sein du courant nationaliste et kémaliste (puissant dans l'armée, dans la justice et l'administration), du courant postislamiste, actuellement au pouvoir, qui voit dans l'UE une garantie contre une intervention militaire, ou de la classe moyenne, sans doute la plus proeuropéenne pour le moment, même si elle n'a pas d'expression politique propre. Aussi longtemps que les négociations restent crédibles, on soutiendra les forces réformatrices. Sinon, le risque est grand que ces courants se détournent de l'Europe, avec les dangers que cela représente.
 
La reconnaissance du génocide arménien par la Turquie est-elle un préalable à l'adhésion ? 
 
Ce n'est pas un critère d'adhésion. Cela étant, il est tout à fait clair que la réconciliation est une valeur fondamentale en Europe, et c'est pour cela que j'ai régulièrement appelé la Turquie à mener un débat ouvert et sans tabou sur cette question.


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