Naufrage annoncé sur les eaux du Tigre turc

mis à jour le Lundi 6 juin 2016 à 18h41

Lefigaro.fr

EN IMAGES - Stratégique pour Ankara, le barrage géant d'Ilisu doit engloutir la vallée d'Hasankeyf et son patrimoine inestimable.

Envoyé spécial à Hasankeyf

TURQUIE En comparaison, Gezi, ce parc du quartier de Taksim à Istanbul menacé de destruction en 2013, est une pâle miniature. Dans le sud-est de la Turquie, le barrage géant d'Ilisu devrait engloutir une vallée, des villages, la vieille ville d'Hasankeyf, ainsi qu'un patrimoine inestimable. Des milliers de maisons troglodytes millénaires, les vestiges d'un pont 'de' pierre du XII•, une mosquée de l'époque de la dynastie ayyoubide, les descendants de Saladin, et bien d'autres trésors archéologiques sont promis à disparaître sous les flots. D'un coût de plus de 1,2 milliard d'euros, le troisième plus grand projet hydroélectrique de la Turquie devrait fournir 3,8 milliards de kilowattheures d'électricité, soit 3 % de la production nationale. Et irriguer 1,7 million d'hectares de terre. Il est considéré par Ankara comme un enjeu majeur de développement économique dans une région déstabilisée par la guerre entre le PKK, la rébellion kurde, et le pouvoir central. Fortement contesté, le programme a pris du retard, Les échéances ont été sans cesse repoussées, à tel point que nul ne se hasarde à avancer une date d'inauguration.

À Hasankeyf, le temps est figé. Au creux de la vallée, sur les rives du Tigre, l'air de la guerre a plongé dans la léthargie une cité qui attirait 600 000 touristes par an avant le début de la confrontation. Encerclée par les travaux, la ville semble somnoler. Les piliers du vieux pont sur le Tigre ont été coulés dans le béton et recouverts d'un linceul de grillage métallique en prévision de leur Immersion dans les profondeurs aquatiques. Les habitants contemplent le spectacle d'un air blasé. Ils se sont accoutumés à voir le symbole de leur patrimoine défiguré, comme ils sont habitués à ne plus entretenir depuis une dizaine d'années leurs logements voués à la submersion.


Une impressionnante falaise trouée de grottes domine le site. Quelques touristes locaux gravissent les escaliers tracés au flanc de l'arête rocheuse pour prendre des selfies devant le petit palais des anciens seigneurs kurdes dressé au sommet d'un éperon. Puis, ils grimpent vers la citadelle, au milieu des maisons troglodytes, par un chemin voué à disparaître. Quand la vallée sera un lac artificiel, la forteresse sera reliée au reste du monde par un téléphérique.


Dans la ville nouvelle, bâtie à deux kilomètres en amont de l'ancienne, le temps est aussi en suspens. Le nouvel Hasankeyf est une cité fantôme avec ses villas flambant neuves, ses immeubles, son centre commercial et ses infrastructures culturelles et sportives et bien sûr, ses trois mosquées. Les maisons sont inhabitées, les rues et les trottoirs déserts, mais policiers et gendarmes patrouillent dans des voitures blindées pour prévenir des attentats. La ville ressemble à un décor d'un studio de cinéma en grandeur réelle ou à SimCity, le jeu vidéo de création et de gestion d'une ville imaginaire. Les pavillons et les appartements des résidences sont bâtis sur le modèle de logements pour classe moyenne d'un pays émergent. Ils seront tirés au sort entre acquéreurs pour ne pas faire de jaloux. La route à quatre voies et le pont géant, l'un des plus longs de Turquie lorsqu'il sera achevé, ne mènent nulle part. Pour l'instant du moins.


Seule la cité administrative fonctionne. « Personnellement, j'aurais préféré rester dans la ville ancienne. Ici, tout est moderne et fonctionnel, mais nous sommes coupés des habitants. On ne sait pas quand ils arriveront », dit Shemus, un fonctionnaire des services sociaux, en arpentant un hall d'entrée qui n'accueille personne. « Je suis bien sûr triste de voir engloutie une cité vieille de plus de 5 000 ans, mais nous avons fait émerger la possibilité d'une ville nouvelle reliée à ce qui peut être sauvé sur les hauteurs du site archéologique. Nous allons également bâtir un parc historique où seront transférés les monuments, comme ce fut fait pour le temple d'Abou Simbel en Égypte, lors de la construction du barrage d'Assouan», promet Faruk Bulent Bayguyen, le gouverneur du district Hasankeyf. « On déménagera d'abord les habitants, puis on déplacera une dizaine de monuments historiques morceau par morceau. Cela sera encore long, mais Hasankeyf va renaître», précise-t-il. Le gouverneur se veut optimiste, mais reconnaît toutefois que la partie est loin d'être gagnée. « il y a eu beaucoup de contrariétés et le PKK n'arrange pas les choses. Nous sommes dans le couloir de passage des terroristes vers l'Irak. Des chantiers ont été attaqués. Le PKK reproche à l'État de ne pas assez investir dans la région, mais quand des initiatives sont prises, il les combat » regrette Faruk Bulent Bayguyen.


Avant la reprise des hostilités au dé. but de l'été dernier, le projet a surtout été retardé par un large mouvement d'opposition pacifique. Depuis le lancement officiel des travaux voici dix ans, les manifestations et les recours juridiques et administratifs se sont multipliés·, sans qu'ils ne parviennent à faire reculer le gouvernement turc. Ankara a accepté des aménagements, mais a toujours refusé d'envisager de véritables solutions alternatives.


Face à la controverse, les investisseurs européens - allemands, suisses et autrichiens - se sont retirés du projet en invoquant le non-respect des normes environnementales établies par la Banque mondiale. L'État turc a dû prendre le relais. Ilisu est une pièce maîtresse de la politique de grands barrages érigés pour domestiquer le Tigre et l'Euphrate. Il fournit aux Turcs un moyen supplémentaire de contrôler le débit des fleuves de Mésopotamie en Syrie et en Irak. Il leur donne un nouvel avantage dans la bataille de l'eau au Proche-Orient. Il suffirait de fermer les vannes pour assécher les régions en aval. Une menace déjà brandie par le passé pour contraindre la Syrie à se débarrasser d'Abdullah Ocalan, le chef du PKK.


La prochaine étape doit être le déplacement de plus de 60 000 habitants, mais la procédure sur le montant des indemnités d'expropriation et de relocalisation traîne. « 85 % des habitants sont d'accord pour partir, mais ils disent le contraire aux journalistes» note, désabusé, Ahmed Ardenis, le président de l'association de défense des intérêts des habitants d'Hasankeyf, qui joue un rôle d'interface entre les autochtones et l'État.
Né dans une maison troglodyte du site, puis relogé clans les aimées 1980 clans la ville basse après la fermeture des habitations souterraines, il est prêt à déménager une troisième fois. « Nous ne sommes pas parvenus à arrêter le projet, alors maintenant il faut bien faire avec et trouver les meilleures solutions » juge-t-Il, En ville, le médiateur est accusé par ses détracteurs d'être à la solde du gouvernement. Ahmed, le boucher-poissonnier est suspicieux. « Bien sûr que je ne veux pas partir. L'État nous propose des indemnités qui ne sont pas assez élevées. Franchement, personne ne sait comment cette histoire va finir », commente le commerçant devant ses quartiers de viande sanguinolente pendus à des crocs et ses bassines de carpes · du Tigre. « Pourquoi dépenser tant d'argent pour engloutir des monuments ? » se demande-t-il.
Comme beaucoup d'autochtones, il a son avis sur la question. « Le gros rocher recèle des trésors cachés, les archéologues les ont découverts. Le gouvernement veut les récupérer en toute discrétion. C'est pour cela qu'il va noyer le pays», explique-t-il. Une rumeur promise à devenir légende lorsque les eaux auront effacé le passé.•