Mobilisation laïque contre la candidature d'Abdullah Gül à la présidence turque


30 avril 2007

'était la grande fête des vaincus des élections législatives de 2002 : une marée humaine arborant les couleurs du kémalisme - le drapeau rouge, frappé de l'étoile et du croissant blancs, du fondateur de la Turquie moderne et laïque Mustafa Kemal Atatürk - a envahi, dimanche 29 avril, le quartier de Caglayan, plus habitué, ces dernières années, aux drapeaux verts de l'islam.

"La Turquie est laïque et le restera", "Main dans la main contre la charia" étaient les slogans repris le plus souvent à l'unisson par cette foule estimée à 700 000 personnes par la police, qui avait compté 300 000 participants à une manifestation similaire, une semaine plus tôt, à Ankara, la capitale anatolienne. Chiffres bien sûr aléatoires. "Nous étions un million à Ankara, nous sommes près de deux millions ici", s'enthousiasmait un groupe de jeunes filles. Avec leurs belles tenues printanières et leurs cheveux au vent, elles représentaient la "bonne société" d'Istanbul, une des grandes composantes de ce rassemblement.

Il s'est tenu, comme le précédent, à l'appel de partis d'opposition de gauche et nationalistes, comme de centaines d'associations, pour s'opposer à l'élection, par le Parlement, d'un président de la République issu du Parti de la justice et du développement, au pouvoir (AKP, islamo-conservateur).


AFP/HOCINE ZAOURAR
Des partisans d'une Turquie laïque manifestent à Istanbul, avec drapeaux et bandeaux aux couleurs du kémalisme, le 29 avril 2007.

"C'est le réveil de la nation, depuis cinq ans nous n'avions pas la parole, ni au Parlement ni dans les médias, mais maintenant on doit faire quelque chose, sinon l'AKP aura tous les pouvoirs", assure un étudiant, Gencer. Si son avis sur le musellement de l'opposition laïque dans les médias, presque tous privatisés, est manifestement exagéré, il traduit les accusations courantes de la gauche nationaliste contre la "soumission des capitalistes turcs au gouvernement AKP, lui-même soumis aux puissances impérialistes".

"NI CHARIA NI COUP D'ETAT"

"Ni Etats-Unis ni Union européenne, Turquie indépendante", criaient des manifestants. "Non au fascisme islamo-kurde", proclamait la pancarte d'une étudiante qui accusait l'AKP de "favoriser le séparatisme kurde pour plaire à l'Europe".

De fait, l'accession à la présidence d'Abdullah Gül, le candidat de l'AKP, à qui il a manqué dix voix de députés pour être élu vendredi, aurait levé le dernier verrou "kémaliste" institutionnel limitant les pouvoirs de ce parti issu de l'islamisme militant des années 1990, et très majoritaire au Parlement.

L'armée, qui a provoqué la démission d'un gouvernement islamiste en 1997, après avoir fait trois coups d'Etat les décennies précédentes, reste aussi à la fois un verrou et l'institution de loin la plus populaire du pays. Mais le communiqué de son état-major, publié dans la nuit de vendredi à samedi, menaçant d'intervenir à nouveau, a déplu même à une partie de ses partisans, qui manifestaient dimanche. Selon l'étudiant Gencer, ce communiqué "était maladroit, ce n'était pas le bon moment, juste avant la réunion de la Cour constitutionnelle", appelée par le principal parti d'opposition à provoquer des élections anticipées. "Ni charia ni coup d'Etat", proclamait une banderole.

C'est aussi l'avis d'une femme de 28 ans, "ingénieur en management", Ciler Ay. Elle reconnaît que "les pauvres et les paysans ne sont pas très nombreux à ce meeting" - où sont quand même venus de forts détachements de certaines provinces traditionnellement "gauchistes". "Mais que voulez-vous qu'on fasse ?, demande Ciler. Nous voulons stopper les islamistes, qui font du lavage de cerveau aux jeunes dans les écoles, mais nous ne sommes pas pour les coups d'Etat. Alors nous manifestons, car nous sommes pour la démocratie."

Sophie Shihab


Références

AKP. Le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) a remporté une large victoire lors des élections législatives anticipées de novembre 2002 (34 % des suffrages exprimés et plus de 60 % des sièges à l'Assemblée nationale).

Recep Tayyip Erdogan a été nommé premier ministre en mars 2003.

Président de la République. Le chef de l'Etat turc est élu par l'Assemblée nationale pour un mandat unique de sept ans. Il a des fonctions largement honorifiques, hormis la promulgation des lois et des nominations à des postes clés de l'administration.

L'actuel président, Ahmet Necdet Sezer, kémaliste, a été élu en mai 2000.