Militantes kurdes tuées : un moyen de saboter le processus de paix ?

mis à jour le Jeudi 10 janvier 2013 à 17h17

Nouvelobs.com

C'est ce que croit Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de Paris. Interview.

Connaissiez-vous les trois femmes kurdes qui ont été assassinées hier à Paris ? Que savez-vous d'elles ?

- Sakine Cansiz était une figure importante du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), elle était proche d'Abdullah Öcalan [le chef emprisonné des rebelles kurdes du PKK, NDLR], c'était même l'une de ses personnes de confiance. Elle avait fait une dizaine d'années de prison en Turquie après le coup d'Etat militaire de 1980. Elle y a subi de sévères tortures mais n'a jamais livré les noms de ses compagnons. C'était une résistante très respectée des militants de sa mouvance. Elle est passée ensuite par le maquis du PKK avant de rejoindre l'Europe. Elle était le plus souvent aux Pays-Bas et en Belgique, mais elle voyageait beaucoup à travers l'Europe.

J'avais rencontré Sakine Cansiz il y a longtemps lors d'une conférence à l'Institut kurde de Paris, elle était venue incognito. Elle était discrète, toujours derrière les rideaux. Elle devait être à Paris pour une mission spéciale. Etait-elle là pour rencontrer des émissaires du gouvernement turc dans le cadre des discussions qui ont été entamées entre Abdullah Öcalan et Ankara pour mettre fin au conflit qui dure depuis 1984 ?

Et les deux autres femmes ? 

La deuxième victime, Fidan Dogan, était installée depuis longtemps en France. Elle était la représentante en France du Congrès national du Kurdistan, la vitrine politique du PKK basée à Bruxelles. Elle était très active sur le plan diplomatique.

Je ne connais pas la troisième femme, Leyla Soylemez. Elle venait apparemment d'arriver en France.

Comment se fait-il que ce soient des femmes qui aient été visées ?

- Il y a beaucoup de femmes dans les mouvements kurdes, en raison d'une tradition laïque et historique. On a eu des tribus dirigées par des femmes. Aujourd'hui, elles représentent un bon tiers du PKK.

A quoi le Centre d'information du Kurdistan, où elles se trouvaient lorsqu'elles ont été tuées, servait-il ?

- C'est un lieu très discret, au 147 rue Lafayette. Il n'y a pas de plaque, rien qui puisse signaler sa présence. Je croyais qu'il n'existait plus. Il était utilisé par les militants du PKK dans les années 90 pour des contacts secrets.

Ce triple meurtre survient alors que les médias turcs viennent d'annoncer qu'Ankara et Abdullah Öcalan se seraient mis d'accord sur un arrêt des hostilités. Pensez-vous qu'il s'agisse d'un assassinat politique ? Qui pouvait avoir intérêt à éliminer ces femmes ?

- Un assassinat politique, c'est probable. Un rendez-vous secret, pas de témoin… Le meurtre semble avoir été commis par des professionnels. A chaque fois qu'il y a eu des discussions dans le passé, il y a toujours eu des mécontents, de part et d'autre, qui ont cherché à saboter le processus par des coups tordus.

Ce peut être le fait de membres de l'extrême droite turque, dont le Parti d'Action Nationaliste. Cela peut venir également de l'intérieur même de l'AKP, le Parti Justice et Développement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Au sein du Parti, il y a des personnes qui considèrent qu'il n'y a pas de problème kurde, qu'il n'y a qu'un problème de terrorisme, qui nécessite d'être éradiqué. Pour ces gens-là, discuter avec le PKK est impensable, c'est se comporter comme un traître. Ils ont déjà saboté de précédentes initiatives en accusant le PKK de massacres de civils commis en vérité par des factions de l'armée turque. Le noyau dur de l'armée est contre les discussions avec le PKK. Car sans ennemi, difficile de justifier la nécessité de sa toute puissance – même si Erdogan a réduit le rôle politique des militaires –, le maintien de son budget, etc.

Ces assassinats peuvent-ils venir du PKK lui-même ? 

- Oui, ils peuvent aussi être l'œuvre de radicaux du PKK qui désapprouvent les discussions. En 1993, l'un des commandants locaux du PKK avait assassiné une trentaine de soldats, ce qui avait interrompu les pourparlers. Il se peut aussi que certains extrémistes du PKK aient été manipulés par les services secrets turcs. Tout cela a toujours été bien trouble et toutes les manipulations sont possibles.

Propos de Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de Paris, recueillis par Sarah Halifa-Legrand - Le Nouvel Observateur