L’OTAN en crise face à Trump et Erdogan

mis à jour le Samedi 26 octobre 2019 à 12h44

lemonde.fr | Par Nathalie Guibert et Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen) | 26/10/2019

Divisée et affaiblie par le retrait américain de Syrie, l’Alliance atlantique voit ses principes fondamentaux remis en cause.

 

Des miliciens proturcs, le 23 octobre, à Ras Al-Aïn, dans le nord-est de la Syrie. UGUR CAN /REUTERS

La ministre française de la défense, Florence Parly, le 21 octobre à Paris. BENOIT TESSIER / REUTERS

Le ministre turc de la défense, Hulusi Akar, le 24 octobre à Bruxelles. Virginia Mayo / AP

L’habituel discours formaté du secrétaire général de l’OTAN n’aura trompé personne. Ce ne fut pas seulement une discussion « franche et ouverte », comme l’a indiqué Jens Stoltenberg, au premier jour de la réunion des 29 ministres de la défense de l’Alliance, à Bruxelles, jeudi 24 octobre. Mais bien un débat profond, virulent, provoqué par le retrait des Etats-Unis de la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) dans le Nord-Est syrien, et l’offensive consécutive de la Turquie contre les Kurdes.

Un « débat majeur » s’est ouvert, confirme un diplomate. Il illustre une des plus graves crises vécues par l’OTAN, déjà fortement secouée depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Et ce, à six semaines d’un sommet des chefs d’Etat censé célébrer, au Royaume-Uni, les 70 ans de l’organisation politico-militaire.

Les Etats-Unis ont bafoué la règle qu’ils ont eux-mêmes martelée : « On entre ensemble, on sort ensemble »

Pour tenter de calmer et rassurer, M. Stoltenberg a affirmé d’emblée que l’organisation allait « continuer à soutenir une coalition internationale contre le terrorisme », notamment en continuant de former l’armée irakienne. Mais le secrétaire général a minimisé le coup de force turc au nom des « préoccupations légitimes du pays pour sa sécurité ». « Pour Stoltenberg, c’est un réflexe de survie, il fait passer la cohésion de l’Alliance avant tout », décode une source otanienne.

Cette cohésion est en danger, bien au-delà des habituelles divergences mises sur le compte des saines contradictions démocratiques du monde occidental. Les Etats-Unis viennent, en effet, de bafouer la règle qu’ils ont eux-mêmes martelée, afin de mobiliser, puis de tenir, les coalitions militaires qu’ils dirigent en Afghanistan, ainsi qu’en Irak et en Syrie : « On entre ensemble, on sort ensemble. »

Discussion « inhabituelle »

La France, notamment, a fait part de ses vives inquiétudes. « L’EI se reforme. Qui va l’empêcher ? Où sont les Américains ? Nous avons besoin d’une discussion stratégique avec nos alliés. Il faut réinventer un business model », a indiqué l’entourage de la ministre Florence Parly. Il est apparu toutefois impossible de réunir la coalition anti-EI réclamée par Paris. Un colloque à trois (France, Allemagne, Royaume-Uni), jeudi soir, n’a pu qu’acter une volonté assez floue d’agir, face au blocage du Conseil de sécurité de l’ONU sur le dossier syrien.

« Les Kurdes sont en sécurité et les combattants de l’EI prisonniers sont à l’abri dans les centres de détention », avait claironné Donald Trump, mercredi, alors que son secrétaire à la défense, Mark Esper, déplorait, le lendemain, « la situation terrible » dans laquelle « l’opération injustifiée » d’Ankara avait plongé Washington et ses alliés. Selon M. Esper, il convient de travailler avec la Turquie « pour qu’elle redevienne un allié fort et fiable ». Un propos assorti de l’idée que Washington n’avait vocation ni à protéger les forces kurdes, ni à les aider à créer un Etat autonome.

Pas un mot, en revanche, sur la gravité du problème sécuritaire posé à des alliés qui n’avaient, jeudi, connaissance ni des annexes de l’accord russo-turc passé cette semaine à Sotchi, ni des plans scellés entre les Kurdes, les alliés jusqu’alors contre les djihadistes, et le régime de Bachar Al-Assad, appuyé par Moscou.

« Nous allons nous dire les choses de manière extrêmement franche », avait-on indiqué à Paris. Et cela a été le cas. Ce fut « inhabituel », confesse une source bruxelloise. Trois camps se sont dégagés, jeudi. La France et les Pays-Bas, appuyés par une Allemagne plus discrète, ont clairement dénoncé l’intervention turque, soulignant qu’elle mettait directement en cause leur sécurité. Deuxième camp, celui des Etats qui ont prôné la modération compte tenu de leurs priorités nationales : éviter de nouveaux flux migratoires (pour l’Italie), ne pas s’aliéner un autre allié important à l’heure du Brexit (pour le Royaume-Uni).

« Autonomie stratégique européenne »

Le troisième groupe, celui des pays de l’est de l’Europe et des Etats baltes, tétanisés par la menace russe, aurait offert une victoire à Ankara si la France n’avait pas mis le pied dans la porte. Soucieux d’obtenir l’approbation des « plans de réponse graduée » (les projets de défense établis par l’OTAN pour les différentes aires géographiques qu’elle couvre, dont sa frontière est), ils semblaient prêts à céder aux pressions d’Ankara : la Turquie proposait d’approuver tous les plans, en échange d’une mention du Parti de l’union démocratique (PYD), une formation kurde syrienne, comme « organisation terroriste »…

Au-delà d’une condamnation unanime de l’offensive menée à la frontière syrienne, aucun consensus ne rassemble donc l’OTAN sur la façon de traiter l’impossible allié turc. La France a précisé qu’elle était « absolument opposée à la relocalisation de demandeurs d’asile et réfugiés » et que « l’UE n’allait pas payer pour appuyer une possible violation massive du droit international humanitaire ». L’ambassadrice américaine à l’OTAN, Kay Bailey Hutchison, a demandé une enquête sur les éventuels crimes de guerre des forces liées à la Turquie lors de l’offensive.

Mais Mark Esper a insisté plutôt sur le fait que la stratégie turque risquait de détourner les alliés des vraies priorités américaines : la Chine, la Russie, et surtout l’Iran. Alors qu’ils quittent la Syrie, les Etats-Unis ont envoyé 3 000 soldats en Arabie saoudite après le raid présumé iranien du 14 septembre contre Aramco, et renforcé de 14 000 hommes au total leur contingent dans la région du Golfe depuis six mois.

Sur ces sujets, le hiatus stratégique est profond, au-delà de la Syrie. La France se retrouve particulièrement isolée. Le président Macron, qui tente de promouvoir une « autonomie stratégique européenne », veut relancer le dialogue avec Moscou et maintenir la discussion avec Téhéran, reste incompris de ses partenaires. Ceux-ci le soupçonnent de vouloir précipiter la fin de l’OTAN au profit de l’UE, sans offrir la garantie que celle-ci soit en mesure d’assurer la sécurité du continent.

« Nous devons arrêter de sous-traiter notre sécurité et notre réflexion stratégique collective », admet un diplomate européen, un autre invitant à bien prendre en compte « l’évidente dynamique de retrait américain de tout le Moyen-Orient ».

Mais comme le note Jan Techau, directeur du programme Europe au German Marshall Fund of the United States, un think tank, « cette sécurité [européenne] suppose un leadership fort et réclame précisément ce que l’Europe tente absolument d’éviter : de gros muscles, un processus décisionnel simple et rapide, des structures de pouvoir hiérarchisées ».

La Turquie « pas dans une logique de rupture »

Dans ce contexte, Ankara veut pousser son avantage. Son ministre est arrivé jeudi en faisant le salut militaire. Selon un cadre de l’Alliance, la Turquie « n’est pas du tout dans une logique de rupture avec l’OTAN, en dépit de son attitude insupportable », mais « se sent plus forte que jamais en interne pour négocier sur des dossiers qui étaient bloqués ». La question de la base d’Incirlik, et, partant, celle des armes nucléaires américaines qui y sont entreposées, n’est pas véritablement sur la table.

Tandis que les Etats membres les plus dépendants des Etats-Unis – Pologne, Etats baltes, notamment – pensent tirer leur épingle du jeu en négociant de façon bilatérale avec Washington, la stratégie russe de division des Européens peut continuer de se déployer. Moscou, comme à la veille de chaque réunion importante de l’OTAN, a effectué une démonstration de force en annonçant le déploiement de ses défenses antimissiles S-400 en Serbie pour des exercices. Le même système S-400 qu’a acheté la Turquie et qui est, semble-t-il, le seul sujet sur lequel le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, a haussé le ton, ces derniers jours, à l’égard d’Ankara dans les échanges préparatoires du Conseil de l’Atlantique Nord.