L’offensive à haut risques d’Erdogan contre les Kurdes de Syrie

mis à jour le Jeudi 10 octobre 2019 à 23h09

lefiigaro.fr | 10/10/2019 | Par  Minoui, Delphine

Militairement et diplomatiquement, le président turc fait un pari en lançant ses troupes au sol.

LE TOLLÉ international suscité par l’opération « Source de paix » ne semble guère impressionner Recep Tayyip Erdogan. Au contraire. Loin de se plier aux mises en garde européennes et aux menaces de sanctions américaines, le président turc entend capitaliser sur la vague nationaliste pour resserrer les rangs autour de lui. Depuis le début de l’offensive turque, mercredi après-midi, au nord de la Syrie, l’opposition salue dans sa grande majorité le « courage » des militaires turcs. « Nous nous rangeons toujours du côté de nos forces armées et prions pour nos soldats », a ainsi tweeté le nouveau maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, l’un des principaux rivaux d’Erdogan. « Une fois de plus en Turquie, la question militaire sert les intérêts politiques. En lançant son offensive, le président turc brise la coalition de l’opposition formée lors du dernier scrutin municipal, et il redore son blason à l’heure des scissions internes à son parti islamo-conservateur, l’AKP », relève un politologue turc.

À l’exception du parti laïc prokurde HDP, la plupart des formations soutiennent le double objectif affiché d’Erdogan : empêcher que les Kurdes du Rojava (le Kurdistan syrien) ne consolident leur autonomie et ne fassent leur jonction avec les Kurdes de Turquie pour former l’embryon d’un « État kurde » ; et mettre en place, le long de sa frontière, une « zone de sécurité » permettant de relocaliser une partie des quelque 3,5 millions de réfugiés syriens. Cette ingénierie humanitaire, consistant à renvoyer les exilés dans une région qui n’est pas la leur, est d’ailleurs pleinement assumée par de nombreux Turcs, fatigués, disent-ils, de « payer la facture des réfugiés syriens à la place des Européens ». « Si vous essayez de présenter notre opération comme une invasion, nous ouvrirons les portes et vous enverrons 3,6 millions de migrants », a lancé, jeudi, le président Erdogan à l’attention de l’Union européenne, sans susciter l’émoi dans son pays.

Si la victoire politique est sans appel, elle reste néanmoins conditionnée aux avancées militaires. Jeudi, au deuxième jour de l’offensive, les avions de chasse turcs continuaient à survoler plusieurs villes frontalières et, selon les témoins, des détonations provoquées par les raids se sont de nouveau fait entendre, y compris dans la ville de Qamichli, la « capitale » du Kurdistan syrien. Des tirs d’artillerie et des échanges de tirs entre forces turques et kurdes ont également eu lieu dans différentes localités.

Des journalistes et des internautes interpellés 

Selon le quotidien Hürriyet, la Turquie envisage dans un premier temps de prendre le contrôle, au Nord-Est syrien, d’une bande de territoire à la frontière longue de 120 kilomètres et profonde d’une trentaine de kilomètres. Rodés à l’exercice, les commandos turcs, épaulés par leurs supplétifs syriens, sont les mêmes qui avaient participé aux deux offensives précédentes : « Bouclier de l’Euphrate », contre Daech, à Jaraboulos en 2016, et « Rameau d’olivier » contre les forces kurdes des YPG, considérées comme la branche syrienne du PKK turc, à Afrine en 2016. « Avec l’opération “Source de paix”, c’est la même stratégie qui est mise en œuvre : des frappes aériennes intenses, suivies d’une incursion terrestre permettant d’encercler les villes stratégiques pour ensuite les assiéger », relève le chercheur turc Emre Kursat Kaya, rattaché au think-tank EDAM (Center for Economics and Foreign Policy Studies).

Jeudi, l’offensive terrestre se concentrait principalement sur deux villes de l’enclave kurde, constituées d’une population à majorité arabe : Tall Abyad et Ras al-Aïn, plus à l’est. « L’idée consiste à tenter de prendre ces deux localités, en avançant prudemment village par village, tout en visant une troisième, Aïn Issa, plus au sud, où des raids ont également eu lieu, afin de séparer les deux cantons kurdes de Kobané, à l’ouest, et Qamichli, à l’est pour couper en deux le corridor contrôlé par les forces kurdes YPG », précise le spécialiste des questions de défense.

L’opération n’est pas sans risque. « Si les forces turques ont l’avantage militaire dans les campagnes, les combattants kurdes, aguerris aux tactiques de guérilla urbaine peuvent leur réserver de mauvaises surprises en ville et causer beaucoup de dégâts », prévient-il. Impossible, également, de négliger leur capacité de frappe depuis la Syrie : des attaques au mortier visant la Turquie ont, jeudi, tué deux personnes et blessé 46 autres dans la ville d’Akçakale, selon le gouverneur de Sanliurfa. À Nusaybin, deux personnes ont trouvé la mort dans un autre tir de roquette. Les prochains jours s’annoncent ainsi décisifs pour Ankara qui, si les attaques se multiplient côté turc, pourrait faire les frais de sa campagne militaire. À travers le pays, des voix inquiètes commencent déjà à s’élever, et la crainte monte de voir les ex-djihadistes de Daech profiter de ce climat volatile pour organiser des attentats suicides contre les soldats turcs ou, pire, pour s’infiltrer en Turquie. Mais le pouvoir n’aime pas la critique. En vingt-quatre heures, deux journalistes turcs ont été interpellés pour avoir dénoncé l’opération turque. Selon l’agence de presse étatique Anadolu, vingt et un internautes soupçonnés d’avoir fait de « la propagande terroriste » et « incité à la haine » ont été arrêtés à Mardin, dans le Sud-Est.