L’Iran, exsangue, fait le choix du déconfinement

mis à jour le Samedi 11 avril 2020 à 23h10

Le Monde  | par Ghazal Golshiri | 10 avril 2020

Pour éviter l’effondrement de son économie, le président Rohani invite les habitants à reprendre le travail

Entre les risques pour la santé publique et ceux d’un effondrement économique, le président iranien, Hassan Rohani, a fait son choix. Malgré un danger d’accélération de la propagation du Covid-19, la République islamique s’oriente vers la reprise à très court terme de ses activités économiques, suscitant l’inquiétude des personnels soignants dans le pays, alors que la pandémie n’y est pas maîtrisée. « Avant, la lutte [contre le coronavirus] se faisait en restant chez soi. Aujourd’hui, elle se fait en reprenant les activités économiques. Nous n’avons pas d’autre voie en face de nous », a résumé Hassan Rohani, mercredi 8 avril, lors de sa réunion hebdomadaire avec le cabinet.

Ainsi, à partir du samedi 11 avril, deux tiers des activités dites « à faible risque » reprendront en Iran, sauf dans la province de Téhéran, qui attendra une semaine de plus. La décision a été prise alors que le bilan officiel annoncé mercredi est de 3 993 morts et 64 586 cas confirmés. Selon les médecins consultés par Le Monde, ces chiffres sont largement sous-estimés.

La décision du président Rohani survient alors que l’économie iranienne est en très grande difficulté à cause, notamment, des sanctions américaines et de la chute importante des cours du pétrole, dont Téhéran parvient encore à exporter de faibles quantités malgré ces sanctions. Dans le contexte de la crise sanitaire, et pour la première fois depuis 1960, l’Iran a demandé au Fonds monétaire international de lui faire un prêt de 5 milliards de dollars (environ 4,6 milliards d’euros).

Les Etats-Unis s’y opposent, accusant Téhéran de vouloir utiliser cet argent pour ses « activités terroristes » dans la région, selon la porte-parole du département d’Etat des Etats-Unis, Morgan Deann Ortagus. La relance d’une grande partie des activités économiques en Iran intervient après deux semaines au cours desquelles de nombreux commerces ont fermé.

Depuis le 27 mars, il est aussi interdit de se déplacer d’une ville à l’autre. Faute d’aide concrète du gouvernement qui puisse compenser les pertes de revenus, les travailleurs indépendants ont été nombreux à reprendre leurs activités, sans attendre les déclarations du président Rohani.

Il est impossible pour certains de faire autrement. Esfandiar, jeune Iranien joint par Le Monde, prend l’exemple de son père, vendeur de pièces détachées automobiles à Ispahan, pour expliquer les difficultés économiques infligées à de nombreuses personnes par le confinement : « Aucun revenu en une vingtaine de jours, avec le loyer du magasin et la paie de l’employé à payer, sept personnes à nourrir à la maison. Il ne pouvait pas tenir plus longtemps. »

L’épidémie implique aussi des dépenses nouvelles : « En plus du budget quotidien, on doit ajouter l’achat de masques, de gants et de produits désinfectants pour les mains, tous très chers… »

Malgré les assurances données par le gouvernement selon lesquelles trois mois seront accordés pour le remboursement des prêts bancaires et pour le règlement des factures d’eau, de gaz et d’électricité, le père d’Esfandiar a reçu des avertissements par SMS pour le non-paiement de son crédit bancaire et pour sa facture d’électricité. « Il a appelé la banque et demandé de payer plus tard. Ils lui ont répondu que, dans ce cas, un taux d’intérêt s’appliquerait. Il a donc dû payer tout de suite », explique Esfandiar.

Davantage de chômeurs

Près de 6 milliards d’euros – soit l’équivalent de 20 % du budget annuel iranien – ont déjà été consacrés à limiter l’impact du virus et à fournir de l’aide aux personnes touchées par le Covid-19. Le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, a autorisé le président Rohani à prélever 1 milliard d’euros du fonds souverain du pays à cette fin. Selon les autorités iraniennes, cet argent va être injecté dans le système de santé et la caisse d’assurance-chômage.

D’après un rapport du gouvernement, publié le 18 mars, la pandémie devrait faire augmenter le nombre de chômeurs de cinq millions, soit plus de 20 % de la population active. Le centre de recherche du Parlement estime aussi que la crise entraînera une contraction de 18,5 % de l’économie iranienne, après un recul de plus de 9 % en 2019.

Pour Djavad Salehi-Isfahani, professeur d’économie à l’université américaine Virginia Tech, le choix du président Rohani repose notamment sur le fait que la grande majorité de la population active en Iran est constituée d’indépendants qui travaillent dans des entreprises de moins de cinq personnes : « Beaucoup de ces sociétés ne sont pas enregistrées auprès du gouvernement et donc l’Etat n’a aucun moyen pour les aider, contrairement aux familles qui reçoivent tous les mois une allocation de 420 000 rials par personne (soit 9,22 euros au taux de change officiel), explique l’économiste. Si l’Etat opte pour le confinement, ces petites entreprises vont s’écrouler. Les remettre sur pied sera très difficile et pourra prendre des années. »

Or, dans les hôpitaux de la capitale, le corps médical, qui observait ces derniers jours une stabilisation de la situation, craint fortement une nouvelle vague de contamination avec la relance des activités économiques dans le pays.

« Pendant les deux semaines de vacances, la situation était presque revenue à la normale, explique au Monde un médecin travaillant dans l’un des plus grands hôpitaux de Téhéran et qui préfère garder l’anonymat. Alors qu’en début mars nous avions consacré 120 lits aux malades du Covid-19, aujourd’hui nous sommes à 80 lits avec des patients atteints du Covid-19 et d’autres maladies. Nous sommes inquiets de cette reprise de l’activité qui peut conduire à un retour à la période catastrophique du début mars. » Tentant de répondre aux inquiétudes exprimées au sein la société iranienne, 80 députés avaient présenté au Parlement un projet de loi prévoyant la mise en confinement de tout le pays pendant un mois.

Le texte, jugé anticonstitutionnel, a été retiré dès sa présentation, mardi 7 avril, alors que le Parlement siégeait pour la première fois depuis le 25 février. Le chef du Parlement, Ali Larijani, ainsi que quelque 40 autres députés atteints par le coronavirus n’ont pas assisté à cette première séance. Jeudi matin, le guide Ali Khamenei a fait allusion à une éventuelle annulation en raison de l’épidémie des rassemblements prévus à l’occasion du Ramadan qui doit commencer ce mois-ci.