L’interminable malheur kurde

mis à jour le Mardi 12 novembre 2019 à 17h18

Le Temps | Par Gilberte Favre | 11/11/2019

OPINION. Les faits nous démontrent cruellement que les Kurdes sont condamnés, 
depuis trop longtemps, à un malheur sans fin. Pour avoir partagé durant dix-sept ans la vie de Noureddine Zaza, notamment victime du régime baassiste syrien, je ne peux être indifférente à ce malheur. Alors j’essaie de comprendre l’Incompréhensible, à savoir la haine des uns et des autres à l’égard du peuple kurde qui, avec près de 40 millions d’âmes, serait l’Etat le plus puissant du Proche-Orient?

Serait-ce parce que, déchirés politiquement entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, les Kurdes sont d’origine indo-européenne ou que leur religion originelle était le zoroastrisme? Ou serait-ce encore parce que leur langue – niée et interdite très longtemps en Turquie tandis qu’elle était enseignée à Paris, à Stockholm, à Bruxelles et ailleurs – ne ressemble ni au turc ni à l’arab

Ou, plus simplement, ne serait-ce pas surtout parce que le sous-sol du Kurdistan recèle du pétrole? Donald Trump lui-même l’affirmait au moment de ramener ses soldats «à la maison»: «Nous quittons la Syrie mais nous continuerons à garder l’œil sur le pétrole du Kurdistan.» Allez savoir pourquoi, le mot d'«oil, oil…» prononcé si vulgairement par Trump est resté au creux de mon oreille.

Victime d’Erdogan et de Trump

J’y pensais l’autre jour au CHUV où j’étais venue déposer un message à l’intention d’Ali. Pour lui dire, à lui et à ses proches, que nous pensions à lui. A 31 ans, ce jeune Kurde de Syrie établi en Allemagne a tenté de s’immoler par le feu le 23 octobre à Genève devant le HCR.

Si je n’ai pu voir Ali, j’ai rencontré l’un de ses frères. Celui-ci m’a dit qu’Ali, brûlé à 80% de la tête aux pieds, ne parlait plus et qu’il «regardait droit devant lui» et que les médecins du CHUV faisaient tout «pour atténuer ses douleurs». Il m’a précisé que depuis l’invasion du Kurdistan de Syrie par l’armée d’Erdogan, soutenue par des islamistes, son frère ne dormait plus…

Rappelez-vous, ce mois d'octobre 2019, le Président des Etats-Unis, qui soutenait les Kurdes de Syrie et d'Irak dans leur lutte contre Daech, décidait abruptement de retirer ses troupes de Syrie. Face à tant de cynisme, on en deviendrait muet! Mais en ai-je le droit ? Mon mari, Noureddine Zaza*, qui a tant souffert dans les prisons de Damas, disait: «Le silence tue.» Alors, bien qu’anéantie, j’écris ces mots-maux pour que l’on n’oublie pas les Kurdes.

Et en relisant son autobiographie, Ma vie de Kurde, publiée à Lausanne en 1982 et dont la troisième édition est attendue, je lis:

«En ce temps-là, être Kurde était une chose tout à fait normale. On était Ottoman et on ne faisait guère de distinction entre Arabes, Turcs et Kurdes. Nous étions des enfants et ne pensions d’ailleurs qu’à nous amuser.» «Ce fut le commencement de l’enfer. Moi, à six ans, je ne pouvais pas tout comprendre mais je ne voyais et n’entendais que la terreur.» «Les maîtres nous répétaient: La République turque, créée par Mustafa Kemal, le plus grand héros de tous les temps, est le pays le plus démocratique et le plus évolué du monde et n’est peuplé que de Turcs. Vous n’êtes pas Kurdes, nous répétaient-ils. Les Kurdes ne sont que des sauvages et des brigands qui vivent dans la montagne.» «Tant que l’être humain continuera à être piétiné et persécuté, un peu partout à travers le monde, l’humanité ne pourra pas rêver de jours meilleurs.»

Pour mémoire

En 1920, le Traité de Sèvres avait reconnu aux Kurdes le droit à disposer d’un État. Mais trois ans plus tard, cet accord fut abrogé par le Traité de Lausanne.

Pour le général Mustafa Barzani, «à part leurs montagnes, les Kurdes ne comptaient pas d’amis». Il parlait par expérience. De son plus jeune âge à son décès, il mena un long combat pour assurer une autonomie aux Kurdes d’Irak et connut à plusieurs reprises l’exil: en Iran, en URSS, et une fois encore en Iran. 

En 1975, le shah d’Iran, qui permettait aux ONG, diplomates et journalistes de transiter par l’Iran pour se rendre au Kurdistan en guerre, conclut le Traité d’Alger avec Saddam Hussein. Abandonnés par le shah, les Kurdes durent alors prendre le chemin de l’exil.

En 1991, après la première guerre du Golfe, les Américains encouragèrent les Kurdes à se rebeller en leur envoyant des messages héliportés. Saddam Hussein se vengea en les bombardant. L’on vit alors l’un des plus spectaculaires exodes de l’histoire. Afin de protéger la population, Bernard Kouchner invoqua un droit d’ingérence qui fut réellement mis en place. En novembre de la même année, j’y étais, les Kurdes, enfants compris, vivaient sous des toits de branchages et des enfants avaient été brûlés au napalm.

Au nord de Zakho, un village avait été bombardé par l’armée turque prétendument contre des «terroristes du PKK». Mais je n’avais vu de mes yeux que des enfants traumatisés par la mort, à trente-quatre ans, de leur mère de par le terrorisme de l’Etat turc. Un père de famille m’avait dit: «Aujourd’hui, les hommes vont sur la lune. Et nous alors, bombardés par Saddam et la Turquie à la fois, nous n’avons pas le droit d’exister?» A ce moment, appuyée contre des mûriers dont les feuilles étaient blanchies par le phosphore envoyé par l’armée turque, j’avais craqué. Et des enfants étaient venus me consoler… Entre le Liban et la Jordanie, Israël et le Kurdistan, il m’a bien fallu apprendre que les «Grands» de ce monde agissent uniquement selon leurs intérêts et se moquent des peuples. Et moi, ayant pour modèles Gandhi et Mandela, j’en étais encore à croire à la Raison, à l’Humanité et à la Fraternité. Des mots devenus anachroniques à l’heure de la mondialisation?

La place de Bachar

Jusqu’à ce jour, de l’ONU au HCR, personne n’a encore osé demander de comptes au «boucher Bachar el-Assad». Et pourtant, les preuves des horreurs commises existent comme celles des comptes bancaires de Bachar et de ses proches enregistrés sous des prête-noms. C’est une véritable fortune qui a été engrangée par le régime syrien pendant la guerre de 2011 et avant…

Tout le monde sait que la place du despote est au Tribunal international de La Haye mais personne n’ose le convoquer. De par la pleutrerie de l’Occident et la complicité intéressée de la Russie, Bachar coule des jours paisibles en Syrie. Quant aux opposants réfugiés en Europe ou ailleurs, il les a tout simplement expropriés, les condamnant irrémédiablement à un exil qui n’est pas toujours doré. Mais si la Justice n’avait pas dit son dernier mot? Après la disparition de Saddam Hussein et de Kadhafi, Bachar el-Assad pourrait devenir le dernier dictateur en activité du Proche-Orient. Et les réfugiés syriens pourraient alors rêver de jours meilleurs.

«Un nouveau meilleur siècle viendra, Disparaîtront les témoins oculaires. Mais les tortures des enfants mutilés Jamais ne pourront être oubliées»,
a écrit Boris Pasternak dans «Les Trains du matin» (Seghers, 1958).

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* Docteur en pédagogie de l’Université de Lausanne, Noureddine Zaza (1919-1988) fonda en 1957 le Parti démocratique kurde de Syrie. Son autobiographie est publiée à Lausanne en 1982 et rééditée onze ans plus tard à Genève. Celle-ci connaîtra prochainement une troisième édition et sera aussi traduite en anglais (après l’avoir été en turc, en arabe et en kurde).