L’effroyable odyssée des enfants yazidis prisonniers de Daech

mis à jour le Vendredi 8 mars 2019 à 16h45

Lefigaro.fr | De notre envoyé spécial à Gomar (Syrie) Adrien Jaulmes

REPORTAGE - Convertis de force et emmenés par les djihadistes dans leur fuite, ils surgissent des ruines de Baghouz, dernier réduit de l'État Islamique en Syrie.

Ils sont onze, comme dans un conte, mais leur histoire relève plutôt du cauchemar. Ils ont surgi au milieu des milliers de personnes qui sortaient de la dernière poche de l’État islamique à Baghouz. Mais si la foule d’évacués était constituée des djihadistes et de leurs familles, eux étaient leurs victimes. Ils sont onze petits garçons yazidis auxquels l’EI a tout pris : leurs parents, leur enfance, leur religion, parfois même leur langue maternelle.

Dans le désert, les combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS) les ont mis à l’écart des autres. Même leur libération semble à peine les toucher. Ils restent assis par terre, les joues creuses et le regard éteint.

« Nous étions des centaines d’enfants, la plupart étaient yazidis », raconte Mazen, le plus âgé de ce petit groupe de rescapés. Il est âgé d’une quinzaine d’années, mais il a le corps d’un enfant de dix ans et le visage d’un homme de quarante. « Il y avait un garde en permanence avec nous. Il nous donnait à manger. Je dois reconnaître que le garde n’était pas méchant. On ne connaissait pas son nom. À la radio, les autres l’appelaient numéro 6. Un matin, nous nous sommes réveillés, et il avait disparu. Il n’y avait plus personne autour de nous. Des voitures sont arrivées, et nous sommes partis avec les FDS », dit-il.

Les onze enfants ont été emmenés au village de Gomar, près de Hasake, dans la région tenue par les FDS dans l’est de la Syrie. Une association, la Maison des yazidis, a été créée par leurs coreligionnaires syriens dont les petites communautés s’accrochent à leurs villages dépeuplés par l’émigration. On retrouve dans une ferme au milieu des champs les onze enfants rescapés. Leurs cheveux pleins de parasites ont été coupés ras. Les plus jeunes baissent la tête, évitent de croiser les regards et restent mutiques. Seul Mazen parle : « Ils cherchaient à nous amadouer. Nous avions des cours de religion musulmane tous les jours, même quand les bombes tombaient. Ils nous disaient : “C’est la vraie religion.” Quand nous étions tout seuls, nous discutions de comment nous allions retourner chez nous. Mais au bout d’un moment, nous avons presque oublié notre langue. Voilà l’histoire », conclut Mazen en baissant la tête.

« Les petits ne parlent plus que l’arabe, dit une femme âgée qui s’occupe d’eux depuis leur arrivée. Je suis épuisée, j’ai pleuré quand je les ai vus arriver. C’est tellement triste. Les plus grands se souviennent de ce qui leur est arrivé, mais je leur demande parfois d’arrêter de me raconter parce que c’est trop triste à entendre. Ils ne savent pas ce qui est arrivé à leur mère. »

Le calvaire des yazidis a commencé en août 2014 de l’autre côté de la frontière, en Irak. Cet été-là, les katibas de l’État islamique qui se sont emparées de Mossoul deux mois auparavant avancent vers le massif du Sinjar, où vit une importante communauté yazidie. Ce groupe ethnico-religieux est apparenté linguistiquement aux Kurdes, mais pratique une religion aux racines zoroastriennes, préchrétiennes et préislamiques. Considérés comme des adorateurs du diable et des hérétiques par les musulmans, les yazidis sont vus par les zélotes salafistes de l’EI comme des païens à massacrer ou à convertir. Quand les Pechmergas, les combattants kurdes irakiens qui défendaient la région, se débandent, les djihadistes déferlent. Plusieurs dizaines de milliers de yazidis parviennent à fuir sur le mont Sinjar ; mais beaucoup sont pris au piège. Dans l’idéologie du djihad, le rezzou est sanctionné par la religion. Les hommes sont emmenés d’un côté et assassinés. Les femmes et les fillettes sont vendues comme esclaves dans de sordides enchères, parfois menées via des messageries instantanées. Les petits garçons sont emmenés pour être élevés comme de petits musulmans. En tout, plus de 6 000 yazidis disparaissent dans le nouveau territoire du califat comme dans un trou noir.

Dans les mois et les années qui suivent, quelques femmes réapparaissent. Certaines ont réussi à s’échapper. D’autres ont été rachetées à leurs tortionnaires par des intermédiaires. Les captifs sont emmenés dans la retraite de l’EI. Ces dernières semaines, l’organisation acculée dans la poche de Baghouz, sur les bords de l’Euphrate, a desserré son étreinte. Plusieurs dizaines de rescapés ont surgi au milieu des fuyards de l’EI. Mais plus de 3 700 yazidis manquent toujours.

« Nous récupérons des femmes et des enfants. Jamais d’hommes, dit ­Mahmut, responsable de la Maison des yazidis à Gomar. Les femmes ont été mariées de force, parfois plusieurs fois, y compris de toutes jeunes filles. Les garçons ont été convertis de force à ­l’islam. » Mahmut est allé plusieurs fois au camp de réfugiés de al-Hawl, où ont été transférés plus de 50 000 membres de l’EI, en majorité des femmes et des enfants, évacués de la poche de ­Baghouz, pour essayer de retrouver des yazidis.

« Beaucoup de femmes sont toujours trop effrayées pour s’identifier comme yazidis, dit Mahmut. Elles ont été converties à l’Islam, portent le hidjab et parlent arabe. Elles n’ont pas de documents d’identité. L’administration du camp essaye d’enregistrer toute la ­population, mais c’est un processus lent et difficile. 800 personnes ont été prises en photo, que nous avons pu examiner. Nous avons fait venir une commission depuis le Sinjar pour qu’ils essayent de reconnaître des yazidis. Ils en ont trouvé deux. Ça veut dire qu’il en reste encore beaucoup. »

Les quelques femmes qui parviennent à échapper à l’EI, comme B., une jeune mère de famille avec ses deux enfants, ont été mariées de force en plus d’avoir été converties. Leurs témoignages éludent soigneusement ces épisodes terribles, mais elles se heurtent au rejet de leur famille et de leur communauté d’origine. Originaire du Sinjar, elle a été enlevée pendant l’attaque d’août 2014. Emmenée à Tel Afar, en Irak, puis à Raqqa et à Deir ez-Zor, en Syrie, elle a été entraînée dans sa retraite par l’État islamique jusqu’à la poche de Baghouz. Elle s’est échappée en partant à pied dans le désert. Elle a été vendue plusieurs fois pendant sa captivité. Sa conversion à l’islam lui a, dit-elle, permis de garder avec elle ses enfants. « J’ai passé presque cinq ans avec Daech, dit-elle. Je ne sais pas si mon mari est mort ou vivant. Je n’ai aucune nouvelle de lui. La frontière irakienne est fermée et nous ne pouvons pas retourner au Sinjar. J’ai appelé deux fois ma famille. Je veux rentrer chez moi, mais je ne sais pas si ma famille va m’accepter. Sinon, je trouverai une autre solution. »

Dans les campagnes de la Jézira, la grande plaine entre l’Euphrate et le ­Tigre, beaucoup de villages yazidis sont aujourd’hui presque vides. « À Barzan, il y avait une centaine de familles avant la guerre civile, dit Mahmut en comptant sur ses doigts. Il n’y en a plus que sept. À Tolko, un village voisin, il n’en reste que deux au lieu de cent, et sept à Souleimani. »