L`indépendance au coeur des Kurdes irakiens

Libérés de la tutelle de Bagdad depuis 1991, les Kurdes rêvent d'avoir leur Etat.

Info 4 novembre 2005 - par Marc SEMO - Erbil envoyé spécial

y penser toujours, mais n'en parler jamais. Ou le moins possible. Les dirigeants kurdes irakiens savent que le thème est très sensible, mais l'indépendance reste plus que jamais le souhait de la quasi-totalité des 4 millions d'habitants de ce territoire échappant depuis 1991 à la tutelle de Bagdad.

La nouvelle Constitution irakienne relance le rêve. «Affirmer que l'indépendance est notre but à long terme signifierait qu'il y a un plan préétabli. Mais dire que c'est notre droit est simplement rappeler une évidence», souligne prudemment Fuad Hussein, chef de cabinet de Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan irakien. «La création d'un Etat reste l'objectif de tous les partis kurdes. Mais le rêve peut tourner facilement au cauchemar si l'on précipite les choses. Il nous faut donc être réalistes et comprendre quels sont les réels rapports de force», reconnaît Safeen Dizayee, cadre du PDK (Parti démocratique du Kurdistan), le mouvement de Massoud Barzani. L'autre grand parti kurde, l'UPK (Union patriotique du Kurdistan) de Jalal Talabani, l'actuel président irakien, développe peu ou prou le même argumentaire. Nul ne peut oublier les contraintes de la géopolitique régionale, alors que l'émergence progressive d'un Etat kurde en Irak inquiète aussi bien la Turquie que l'Iran ou la Syrie, où vivent de fortes minorités kurdes.

Ebauche. Le rêve s'affiche sur les murs des bureaux officiels où l'on voit souvent la carte d'un «Grand Kurdistan» s'étendant de la Méditerranée, au sud de la Turquie, jusqu'au golfe Persique, en territoire iranien. Ecartelés entre quatre pays, distincts de leurs voisins par la langue et vivant sur un territoire continu, les quelque 25 millions de Kurdes n'ont jamais, dans leur histoire, eu leur propre Etat. Le «Kurdistan du Sud» ­ c'est-à-dire le Kurdistan irakien ­, comme l'appellent ses habitants, en est la première ébauche avec ses institutions politiques, ses lois et ses propres forces de sécurité, intégrées seulement formellement dans celles de l'Irak. «Nous bénéficions depuis 1991 d'une semi-indépendance. Mais il s'agit d'une situation de fait. La nouvelle Constitution irakienne va nous permettre pour la première fois de légaliser cet acquis, aussi bien au niveau irakien qu'au niveau international», explique Safeen Dizayee. Le nouveau texte affirme ainsi que «le gouvernement du Kurdistan est le seul gouvernement officiel dans le territoire qu'il administre». Les lois votées par le Parlement régional ont, au niveau local, la suprématie sur celles de Bagdad. Le contrôle des frontières est assuré par les combattants kurdes et aucun soldat irakien n'est déployé dans la région. Partout, on ne voit que le drapeau kurde. Le kurde obtient le statut de deuxième langue officielle du pays mais, de fait, reste la seule langue utilisée dans la région dans l'administration, l'enseignement ou sur les chaînes de télévision locales.

Repoussoir.Soutenue par les autorités kurdes, la nouvelle Constitution n'a pourtant guère suscité l'enthousiasme, notamment dans l'intelligentsia et parmi les jeunes. «Ils ont grandi après 1991 dans un territoire libre et ils regardent vers l'Europe ou les Etats-Unis. Pour eux, toute mention d'un lien avec Bagdad a un effet repoussoir certain», explique l'écrivain Ferhad Pirbal, qui, comme beaucoup d'autres, a préféré s'abstenir plutôt que de voter un texte «bien en retrait par rapport à nos espoirs». Il faisait partie du comité qui, en janvier, avait organisé, parallèlement aux premières élections libres en Irak, un référendum informel sur l'indépendance. Il y avait eu près de 80 % de votants et 98 % de suffrages favorables à un Etat indépendant.

Députée régionale de l'UPK, Khaman Asaad est, elle aussi, sceptique sur le texte constitutionnel. «Certes, il instaure un Etat fédéral, mais nombre des principes proclamés, notamment le rôle de l'islam comme source de la législation irakienne, sont à l'opposé de nos valeurs, ce qui crée le risque de conflits permanents entre les juridictions nationales et régionales», souligne la jeune femme, qui regrette que les Kurdes aient dû finalement renoncer à une mention noir sur blanc de leur droit «à l'autodétermination». «Le mot ne figure certes plus dans le texte de la Constitution, mais il est stipulé très clairement que si ces normes (démocratiques) ne sont pas appliquées, l'unité de l'Irak n'a plus lieu d'être et chacune des parties a le droit d'aller de son côté», rétorque Safeen Dizayee. Il évoque notamment le cas de Kirkouk, revendiqué par les Kurdes comme leur capitale mais placé par l'ancien régime hors de la zone kurde, afin de garder le contrôle du pétrole. La Constitution prévoit ainsi le retour des Kurdes chassés par Saddam Hussein, le départ avec indemnisation des Arabes installés là, puis un référendum local sur un rattachement à la région kurde.

Si l'Irak continue dans le processus de démocratisation, les Kurdes en seront partie prenante, tout en profitant de la situation pour construire progressivement un quasi-Etat. «Mais si, au contraire, des forces antidémocratiques, islamistes ou nationalistes arabes prennent le dessus, nous suivrons alors notre propre route», insiste le chef de cabinet de Barzani, convaincu que, pour la première fois, «les Kurdes ont en main un jeu gagnant».

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