Les révélations gênantes du journal turc Taraf, bête noire de l'armée

2 juuillet 2008
ISTANBUL CORRESPONDANCE

L'oeil pétillant, le romancier Ahmet Altan dévoile la "une" de son journal, Taraf, posé sur son bureau : l'éditorial du jour, intitulé "A l'état-major", répond du tac au tac au commandant des forces armées, Yasar Büyükanit. Depuis quelques jours, le général et l'écrivain se livrent à un bras de fer par écrits interposés. A ce jeu, Ahmet Altan a déjà gagné. Le quotidien de tendance libérale qu'il a créé, en novembre, avec l'appui financier de son éditeur, ne vend que 25 000 exemplaires par jour. Mais en six mois, il est devenu le poil à gratter de la presse turque, grâce à une liberté de ton inédite.

CONSPIRATION

Cet intellectuel batailleur, petit-fils de pacha ottoman, a mis de côté ses projets de romans pour partir en guerre "contre les coups d'Etat". Au moment où les juges de la Cour constitutionnelle examinent la demande de dissolution du parti au pouvoir, l'AKP, les révélations embarrassantes se succèdent pour l'institution militaire qui reste, avec la justice, l'un des piliers du régime kémaliste. L'armée turque et ses alliés sont soupçonnés de manoeuvrer en sous-main pour renverser le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan.

Le 20 juin, grâce à une "fuite", Taraf a publié une série de documents confidentiels prétendant démontrer l'existence d'un plan pour faire chuter le gouvernement islamo-conservateur et élaboré en septembre 2007, au lendemain de la victoire de l'AKP aux législatives. Cette conspiration prévoit, selon le journal, l'alignement des hauts magistrats sur la ligne politique des militaires et l'utilisation de certains journalistes, artistes et recteurs d'université pour influencer l'opinion publique. Elle préconise aussi l'emploi de la force dans la région kurde et la mise au ban du parti pro-kurde DTP. D'autres réseaux politiques clandestins en lutte contre le gouvernement ont déjà été débusqués dans le cadre de l'enquête ouverte contre la cellule ultranationaliste Ergenekon. La police a lancé récemment une série d'arrestations musclées contre une brochette d'opposants notoires au gouvernement : avocats, officiers à la retraite, journalistes et dirigeants politiques. Vingt et une personnes ont encore été arrêtées, mardi 1er juillet, parmi lesquels deux ex-généraux connus pour leurs positions radicales. Un coup de filet perçu comme une réponse de l'AKP à ses ennemis.

Lundi, l'état-major a démenti l'existence du plan dénoncé par Taraf. "Mais les faits ont montré qu'il existait puisque les juges sont montés au créneau et qu'une vaste campagne a été déclenchée contre l'AKP", estime Yasemin Congar, rédactrice en chef adjointe, qui parle d'un "coup d'Etat en douceur". Le journal a également révélé qu'une rencontre secrète a eu lieu, début mars, entre le général Basbug, qui prendra la tête des forces armées en août, et le vice-président de la Cour constitutionnelle, Osman Paksüt. Pour cette entrevue matinale au siège de l'état-major, les caméras de vidéosurveillance avaient été coupées. Deux semaines plus tard, une procédure contre le parti au pouvoir était ouverte. Embarrassés, les intéressés ont reconnu les faits.

Ces derniers jours, l'armée a de nouveau dû confirmer une révélation de Taraf. L'état-major avait été averti de l'imminence d'une attaque des rebelles kurdes du PKK contre ses troupes, juste avant l'embuscade de Daglica, à l'automne dernier, dans le sud-est du pays. Ce guet-apens avait coûté la vie à 13 soldats et avait servi de déclencheur aux opérations transfrontalières lancées dans le nord de l'Irak. En s'attaquant frontalement à l'armée, Ahmet Altan s'expose. La presse nationaliste l'accuse déjà d'être financé par une puissante confrérie islamique. Beaucoup prédisent des ennuis judiciaires à Taraf. Comme Nokta, un hebdomadaire impertinent qui avait démontré l'existence de deux projets de coups d'Etat et que les juges ont fermé en 2007. "Nous avons mis un coup d'arrêt aux putschistes et le journal est déjà solidement ancré", rétorque l'écrivain journaliste qui se défend de prendre parti pour l'AKP.

Guillaume Perrier
Article paru dans l'édition du 03.07.08