Les mots des Kurdes

mis à jour le Jeudi 3 août 2017 à 16h19

Lemonde.fr | Alain FRACHON

Curieuse coïncidence de calendriers. En ce début d’été 2017, les Kurdes d'Irak annonçaient l’organisation d’un prochain référendum sur leur indépendance.

Au même moment, à Paris, paraissait un magistral Dictionnaire kurde-français. Comme si un peuple voulait afficher sa singularité linguistique à l’appui d’une revendication politique majeure.

C’est affaire de pur hasard. On se gardera de commenter ici la décision du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak (GRK) de tenir une consultation, prévue le 25 septembre, sur l’indépendance de la région.

Elle paraît relever de combinaisons politiques kurdo-kurdes locales plus encore que du besoin d’exprimer une volonté politique dont personne ne doute. Tous les pays amis et «parrains » du GRK sont contre ce scrutin. S’il a lieu, il devrait être suivi non pas de la proclamation de l’indépendance, mais plutôt d’une négociation avec Bagdad sur un statut d’autonomie encore plus avancé pour le Kurdistan d’Irak.

On saluera, en revanche, la publication de ce monumental dictionnaire kurde-français. Il témoigne de la vitalité d’une langue que les Kurdes ont su préserver dans l’adversité.

Répartis sur quatre pays, les 30 millions de Kurdes n’ont cessé d’être confrontés à l’hégémonie culturelle d’Etats qui niaient leur identité - l’Irak, l’Iran, la Syrie et la Turquie. Le dictionnaire est préfacé par le linguiste français Alain Rey, qui confirme ce que la bataille pour le maintien d’une langue a d’essentiel à la survie d’un peuple.

«LANGUE MALTRAITÉE PAR L’HISTOIRE»

Le kurde, explique l’auteur du Dictionnaire historique de la languefrançaise, s’est trouvé « en contact forcé avec des langues identifiées, par l'Histoire et par la force, à de puissantes nations, parfois à des empires, le russe, le persan, l’arabe, le turc ». Au nom d’une importante tradition orale et littéraire, il a fallu résister pour faire vivre cette langue de la famille indo-européenne.

Alain Rey parle d'« une langue maltraitée par l’Histoire, très importante pour le patrimoine culturel mondial», dont ce dictionnaire est le gardien de la richesse. Il est l’aboutissement d’un travail de trente ans qui n’aurait pas vu le jour sans une petite équipe de linguistes rassemblée par Kendal Nezan, le directeur de l’Institut kurde de Paris.

Il reprend et achève une entreprise entamée par deux aristocrates kurdes de l’Empire ottoman, les frères Djeladet et Kamuran A. Bedir Khan. Eux-mêmes entendaient développer un premier dictionnaire kurde-français réalisé par un diplomate russe d’origine lituano-polonaise, Auguste Jaba, et publié à Saint-Pétersbourg en 1879.

Jaba avait été en poste à Erzurum, en Turquie. Aujourd’hui introuvable, son livre comptait 15000 entrées. Le nouvel ouvrage en égrène 85000, résultat de trente ans d’entretiens recueillis dans la région auprès de Kurdes de toutes conditions. Il fera référence pour toujours, en Europe comme dans les montagnes kurdes.