Les limites de la stratégie syrienne du Kremlin

mis à jour le Lundi 5 février 2018 à 18h45

Le Monde | Marc Semo | Edition 06/02/2018

Analyse. Grâce à son intervention en Syrie, la Russie a retrouvé son rang d’acteur majeur au Proche-Orient. Mais le fiasco des pourparlers de Sotchi ont rappelé que si « Moscou est la clé de toute solution, elle n’est pas la seule ».

Le fiasco du congrès du dialogue national syrien organisé par le Kremlin à Sotchi, mardi 30 janvier, montre l’impuissance de la Russie à trouver une solution politique à la tragédie syrienne. Elle avait été aussi incapable de forcer le régime à discuter avec l’opposition lors d’un neuvième round de pourparlers sous l’égide de l’ONU. Le processus diplomatique est au point mort, alors que le conflit est en train de muter dangereusement. « La lutte contre Daech et la résistance de l’opposition contre le régime avaient relégué au second plan les autres guerres syriennes qui, attisées par les rivalités régionales, apparaissent maintenant dans toute leur évidence », s’inquiète-t-on à Paris. En témoignent l’offensive turque contre l’enclave kurde d’Afrin, les tensions croissantes entre le Hezbollah et Israël, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, mais aussi entre la Russie et les Etats-Unis, décidés à éviter une totale victoire du régime syrien et une projection stratégique de l’Iran vers la Méditerranée.

L’engagement de l’aviation russe et le déploiement de quelque 5 000 hommes à l’automne 2015 avaient sauvé le régime. Mais, malgré ses efforts, le Kremlin ne réussit pas à transformer l’essai. « La Russie a fait ses preuves depuis quinze ans avec les interventions militaires dans l’ex-espace soviétique, mais pas sur le plan diplomatique, souligne Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique. Or la Syrie n’est pas un conflit que l’on peut geler, à cause de la multiplicité des acteurs régionaux, à la différence de la Géorgie ou de l’Ukraine. » Les risques d’enlisement sont d’autant plus réels que la victoire de Damas est en bonne part un trompe-l’œil. Le régime contrôle certes la Syrie dite « utile », au centre du pays, mais guère plus de 50 % du territoire et à peine la moitié de la population, le reste étant déplacé ou exilé.

« La Russie est paradoxalement l’otage de la faiblesse du régime. Si elle retirait son appui, celui- ci risquerait à nouveau l’effondrement, ce qui serait aussi pour elle une lourde défaite », analyse un diplomate français. Une éventualité inenvisageable pour Moscou, qui a retrouvé, grâce à son intervention syrienne, son rang d’acteur majeur au Proche-Orient. Vladimir Poutine n’a pas beaucoup de moyens de pression, même s’il avait rappelé à Bachar Al- Assad, lors de sa visite, début décembre 2017, sur la base aérienne de Hmeimim, coeur du dispositif russe en Syrie, que « les conditions sont réunies pour un règlement politique du conflit sous l’égide de l’ONU ». Lancé par le Kremlin il y a un an dans la capitale kazakhe avec l’Iran et la Turquie, le processus d’Astana a montré ses limites. A Idlib, au nord-ouest, comme dans la Ghouta orientale, aux portes de Damas – deux des quatre « zones de désescalade » laborieusement négociées à Astana –, le régime a lancé de vastes offensives contre les derniers bastions de l’opposition.

« Moscou est la clé de toute solution, mais elle n’est pas la seule », relève-t-on à Paris, où on ne cache pas une « certaine déception » sur l’incapacité de la Russie à tenir ses engagements. Mais c’est aussi une occasion de relancer les négociations de Genève, cadre de référence au niveau international de toute solution politique du conflit sur la base de la résolution 2 254 du Conseil de sécurité de décembre 2015. Elle fixe une feuille de route pour l’instauration d’une autorité de transition, l’élaboration d’une nouvelle Constitution et la tenue d’élections sous la supervision des Nations unies. Sans les investissements des Occidentaux et des pays du Golfe, toute reconstruction est impossible. La France pense à mettre sur pied un cadre « plus vaste et plus inclusif », regroupant, outre les Etats-Unis et le Royaume-Uni, des pays comme la Jordanie et l’Arabie saoudite, pour mieux peser face à Moscou.

LIMITES DU « EN MÊME TEMPS » MACRONIEN

Le problème-clé reste celui de l’illisibilité de la position américaine. Le secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, affirmait, mi-janvier, à l’université Stanford, en Californie, que les Etats-Unis allaient maintenir leur présence militaire dans le nord-est de la Syrie, dans la zone autonome kurde, afin de poursuivre la lutte contre Daech, mais surtout d’influer sur une éventuelle transition politique et de bloquer la poussée de l’Iran. Le Pentagone et le département d’Etat ont des positions divergentes. Les militaires misent sur l’alliance avec les Forces démocratiques syriennes, dont les Kurdes sont l’épine dorsale, quitte à défier Ankara. Les diplomates se montrent plus enclins à ménager l’allié turc. Donald Trump n’a pas tranché.

On souligne néanmoins, à Paris, qu’« il y a peu de différences » avec les options françaises. Celles-ci restent d’ailleurs également un peu confuses, illustrant les limites du « en même temps » macronien. Tout en reconnaissant la nécessité de parler avec le régime et que le peuple syrien doit décider lui-même de son avenir, Emmanuel Macron rappelle qu’Assad devra rendre compte de ses crimes. Le chef de l’Etat a plusieurs fois déclaré que l’emploi de l’arme chimique était une « ligne rouge » pour Paris, qui n’hésitera pas à intervenir même seul. Les mots engagent, alors que le régime continue d’avoir recours à des armes au chlore, notamment dans la Ghouta. Paris s’est limité, pour le moment, à lancer, le 23 janvier, un « partenariat international contre l’impunité de l’utilisation des armes chimiques ».