Les Kurdes "modérés" tentent d'enrayer les violences

Info - [4 avril 2006] ISTANBUL CORRESPONDANCE

 La journée du lundi 3 avril fut la première, depuis une semaine, sans décès signalé dans les affrontements entre émeutiers kurdes et forces de l'ordre turques, même si une nouvelle localité - Viransehir (proche de la frontière syrienne) - a connu, ce jour-là, des heurts violents. Mais, nul ne parie, en Turquie, sur un apaisement rapide des tensions.
Le calme semblait pourtant revenu dans les villes kurdes du sud-est anatolien, et notamment à Diyarbakir où les troubles ont commencé le 28 mars. Mais le retour de l'armée et de ses blindés dans leurs rues a fait ressurgir le spectre des années où la rébellion du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, alors marxiste et séparatiste) battait son plein. Défait militairement et réfugié avec le gros de ses troupes dans le nord de l'Irak voisin, le PKK maintient une emprise sur les Kurdes de Turquie, malgré l'emprisonnement, depuis 1999, de son "grand leader", Abdullah Öcalan.

C'est aux cris de "vive Öcalan" que les émeutiers, souvent de jeunes adolescents, jetaient pierres et cocktails Molotov sur les forces de l'ordre, incendiaient magasins et bâtiments officiels. Une violence devenue autodestructrice, dimanche soir à Baglar, une des banlieues kurdes d'Istanbul : un bus y a été incendié, provoquant la mort de deux passagers et d'une passante du quartier, vraisemblablement kurdes...

Les avis divergent sur l'origine de ces violences. Pour les autorités et les médias turcs, il ne fait aucun doute que le PKK les a organisées, "en réaction à l'érosion de sa popularité suite aux réformes démocratiques menées par Ankara", comme l'a affirmé Efkan Ala, le gouverneur de Diyarbakir.

Ce serait aussi pour justifier sa raison d'être que le PKK, considéré comme une organisation terroriste par les Etats-Unis et l'Union européenne (UE), a mis fin, en 2004, à sa trêve décrétée en 1999. Elle avait mis un terme au climat de terreur dans le sud-est du pays. Mais le PKK, qualifiant de "cosmétiques" les quelques réformes introduites ensuite par Ankara, a repris ses attaques et ses attentats en Turquie. Il y infiltre à nouveau des combattants qui sont pourchassés sans merci par l'armée. Quatorze d'entre eux ont ainsi été tués le 25 mars. Les émeutes ont commencé lors de leur enterrement.

Mais les partisans du PKK sont loin d'être seuls à dénoncer le marasme qui règne toujours dans le sud-est du pays, dont les campagnes sont désertées depuis la guerre alors que ses villes regorgent de chômeurs.

MONTÉE DU NATIONALISME

"Ces gens n'ont ni éducation, ni services de santé, ils sont affamés, déshérités... Comment voulez-vous contrôler de telles masses ?", demandait, dimanche, Ahmed Türk, un coprésident, modéré, du Parti pour une société démocratique (DTP, vitrine légale du PKK). Il aura fallu six jours d'émeutes et quinze morts pour qu'une télévision privée du pays donne la parole à ce dirigeant qui cherche à se démarquer du PKK, et lui permette d'appeler sa communauté au calme. Le maire élu de Diyarbakir, Osman Baydemir (DTP), l'avait fait mercredi dans la rue. Les médias en ont surtout retenu des propos qui ont entraîné son inculpation pour "apologie du terrorisme". Les deux dirigeants ont affirmé avoir appelé, en vain, au dialogue avec Ankara pour enrayer les violences.

Des intellectuels expliquent ce blocage par une connivence de fait entre le PKK et les éléments durs de l'armée turque, qui auraient besoin d'un danger terroriste pour maintenir leur poids dans le pays, menacé par le processus d'adhésion à l'UE. D'autres soulignent qu'un dialogue est impossible tant que le DTP n'aura pas condamné le PKK, ou tant que ce dernier n'aura pas déposé les armes, à l'image des Irlandais de l'IRA ou des Basques de l'ETA. La montée du nationalisme en Turquie ne laisse guère entrevoir cette perspective, même si le gouvernement, qui devait s'en expliquer mardi au Parlement, semble encore résister aux appels à durcir la répression.


Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 05.04.06