Les Kurdes, la plus grande nation sans Etat au monde

mis à jour le Mardi 10 janvier 2023 à 16h01

Liberation.fr | Michel Bruneau
 

Après l’attaque raciste dont elle a été victime, dans le Xe arrondissement de Paris le 23 décembre, la communauté kurde de France s’est mobilisée avec rapidité et force, comme l’ont montré la marche organisée à Paris samedi et la commémoration du 3 janvier à Villiers-le-Bel, qui ont réuni à chaque fois plusieurs milliers de personnes.

Pour comprendre la puissance de cette mobilisation, il faut revenir à la situation géopolitique des Kurdes dans leurs territoires d’origine, au Kurdistan, et étudier aussi leur diaspora.

Avec 30 à 40 millions de personnes, les Kurdes sont la plus grande nation sans Etat dans le monde. Leur territoire montagneux, un Kurdistan aux limites particulièrement floues, est situé à l’est de l’Anatolie, à l’ouest de l’Iran, au sud du Caucase et au nord de la Mésopotamie. Il a toujours été à la marge et entre des empires, au cours d’une histoire d’un peu plus d’un millénaire : entre empire byzantin, empire perse sassanide puis califat abbasside, entre sultanat mamelouk et ilkhanat mongol, entre empire ottoman et empire perse safavide… et aujourd’hui entre quatre Etats-nations : la Turquie (20 millions de Kurdes), l’Iran, l’Irak et la Syrie (respectivement 12, 8,5 et 3,6 millions). Les Kurdes subissent depuis des siècles des formes de violence de la part de ces pays, où ils ont toujours constitué des minorités. Les Perses, par exemple, ont déporté à partir du XVIe siècle des tribus kurdes entières à 2 000 kilomètres et plus : au Khorasan où les Kurdes sont aujourd’hui plus d’un million et demi, dans l’Hindou Kouch en Afghanistan, dans l’Elbrouz et même au Baloutchistan, où plusieurs dizaines voire centaines de milliers sont encore présents. Plus récemment, sous Kemal Atatürk, à la suite des révoltes de Cheikh Saïd (1925), d’Ararat (1930) et dans la soi-disant «révolte de Dersim» (1938), plusieurs milliers de Kurdes ont été soit massacrés soit déplacés.

Face à ces frontières qui n’ont cessé de diviser leur population et leur territoire, les Kurdes revendiquent depuis la fin du XIXe siècle des formes d’autonomie régionale. Et surtout, à partir de la conférence de la paix (1919), la constitution d’un Etat kurde indépendant. Celui-ci est mentionné officiellement en 1920 dans le traité de Sèvres qui a été annulé et remplacé par le traité de Lausanne (1923). Celui-ci ne prévoyait plus rien pour les Kurdes.

Difficulté à construire la nation kurde

Leur principal combat politique reste cette revendication territoriale. Mais le territoire en question est délimité de façons très variables, du fait de la diversité des partis politiques kurdes : le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, Le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) en Iran, le Parti démocratique du Kurdistan d’Irak, l’Union patriotique d’Irak et le Parti de l’union démocratique (PYD), frère du PKK en Syrie. En Iran, le PJAK, qui a été victime d’une violente répression (bombardements, exécutions, massacres) sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad entre 2005 et 2013, a mené une guérilla dans les campagnes et une résistance dans les villes qui s’est manifestée principalement dans la vie culturelle (théâtre, cinéma, musique). En Turquie, le PKK, considéré comme une organisation terroriste par le gouvernement turc et les puissances occidentales, aurait perpétré des attentats qu’il est difficile de lui attribuer faute de preuves, comme récemment à Istanbul, le 13 novembre. Le PKK dispose d’une force armée de plusieurs milliers d’hommes aux frontières de la Turquie et de l’Irak. Ses liens avec le PYK dans le nord de la Syrie, lui aussi armé, l’ont amené à s’opposer aux combattants islamistes de Daech et à l’armée d’Erdogan, qui a pris pied en Syrie le long de la frontière turque.

Les entités autonomes de droit ou de fait dans ces deux derniers pays peuvent être vues comme des embryons d’un Etat-nation indépendant auquel s’opposent tous les pays existants au sein ou à proximité desquels elles se trouvent. L’Etat-nation turc, qui a mis en œuvre au XXe siècle la forme la plus extrême d’homogénéisation ethno-nationale au Moyen-Orient, pèse de tout son poids pour bloquer toute forme de création d’un Etat-nation kurde non seulement au sein de son territoire national, mais aussi au sein de celui de ses voisins.

La difficulté à construire la nation kurde s’explique aussi par la diversité culturelle de ce peuple. Il n’existe pas une seule langue, mais plusieurs dialectes ou langues, utilisant des alphabets différents. Les frontières et les répressions ont empêché de travailler à sa standardisation. C’est pourtant par la langue que s’affirment la kurdité et la reconnaissance en tant que nation. Aussi les pays qui ont divisé le Kurdistan ont-ils toujours veillé à interdire ou à en décourager l’usage, excepté l’Irak qui s’est montré plus tolérant.

Leurs appartenances religieuses sont également diverses, allant du sunnisme majoritaire au chiisme duodécimain minoritaire, mais avec la présence d’une forte spécificité dans les trois variantes du yazdanisme (culte des anges) que sont le yarsanisme, le yézidisme et l’alévisme, plus particulièrement kurdes. De ce fait, elles ne jouent pas un rôle déterminant dans leur affirmation nationale, et ont permis aux Kurdes d’avoir été au premier plan dans la lutte contre les islamistes de Daech avec l’aide des Occidentaux, notamment en Syrie. Mais cet engagement n’a pas entraîné le soutien de ces mêmes Occidentaux aux revendications d’autonomie en Turquie, Iran et Syrie, ou au projet d’un Etat kurde.

Diaspora fortement politisée et organisée

Visée par la tuerie de la rue d’Enghien, la diaspora s’est historiquement constituée du fait des violences subies par les populations kurdes sur leur territoire. La guerre au Kurdistan turc, qui a débuté dès 1985, a provoqué une diaspora de 7 à 10 millions dans les grandes villes de l’ouest de la Turquie : Izmir, Ankara, Adana, Mersin et Istanbul, où 3 millions résident. En 2022, il y aurait environ 12 millions de Kurdes au Kurdistan de Turquie. La destruction de villages entiers, le minage des territoires et la présence de l’armée turque empêchant tout retour dans la région.

La formation d’une diaspora en Europe est plus récente : si elle a commencé dans les années 60, quand l’Allemagne a fait appel à de la main-d’œuvre originaire de Turquie, elle résulte surtout d’évènements politiques graves qui se sont produits dans les années 80 en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran comme le gazage des Kurdes d’Irak par Saddam Hussein en 1988, les répressions récurrentes de l’armée turque au Kurdistan aux frontières de l’Irak et de la Syrie de 1985 à 1999, puis à partir de 2015, ou en Iran à l’époque de Mahmoud Ahmadinejad.

La diaspora kurde en Europe est fortement politisée et organisée en associations qui reproduisent les divisions sociales et politiques du Kurdistan (turc, irakien, iranien ou syrien) et non pas les appartenances religieuses. La plupart des associations de la diaspora sont directement ou indirectement liées aux partis politiques. Elles parviennent à mobiliser un grand nombre d’exilés kurdes dans divers pays européens pour des commémorations ou des manifestations à l’occasion d’événements (enlèvement et emprisonnement du leader du PKK Öcalan par le gouvernement turc en 1999 ou assassinat de militantes kurdes à Paris en 2013, par exemple).

En 1995, un Parlement kurde en exil élu par environ 200 000 membres de la diaspora a été réuni à La Haye. Il s’est réuni à plusieurs reprises dans des villes européennes à la fin des années 90. Il fut accusé par l’Etat turc d’être un instrument de propagande du PKK avec lequel il entretenait des liens. En 2003, un Congrès du peuple du Kurdistan (Kongra Gel) regroupant des associations de la diaspora proches du PKK a été créé. Parallèlement, le Parti socialiste du Kurdistan en Allemagne joue un rôle important dans la défense des droits de l’homme au Kurdistan au sein de la fédération Komkar en relation avec plusieurs pays européens. Les réseaux des associations kurdes de la diaspora sont nombreux et variés, orientés vers les ONG de défense des droits de l’homme et culturels, pas nécessairement vers des partis politiques. Leur rôle est fondamental pour les Kurdes de la diaspora, pour garder le contact avec le Kurdistan et continuer à participer pacifiquement à la lutte pour l’autonomie ou l’indépendance.

C’est la diaspora qui a su donner un nouvel essor à la langue écrite, à la littérature et à la musique kurde interdites en Turquie. Elle a aussi fait connaître à l’opinion occidentale le sort des Kurdes dans les divers pays où ils sont persécutés. Nombre d’entre eux participent désormais activement à la vie politique et culturelle de leur pays d’accueil comme écrivains, journalistes, artistes, musiciens, voire comme députés en Suède, en Allemagne ou aux Pays-Bas. C’était le cas du chanteur Mîr Perwer, tué dans l’attentat de la rue d’Enghien. Artiste profondément engagé en faveur d’une identité libre de son peuple, il exerçait son art pour défendre un avenir libre et faisait partie des artistes kurdes qui ont dû prendre la route de l’exil.

Dernier ouvrage paru : Peuples-monde de la longue durée (CNRS Editions, 2022).