Les Kurdes d’Iran, victimes d’une répression féroce du régime de Téhéran

mis à jour le Mardi 31 janvier 2023 à 12h00

Lemonde.fr | Ghazal Golshiri (Erbil et Souleymanieh, envoyée spéciale)

De jeunes Kurdes iraniens, aujourd’hui réfugiés au Kurdistan irakien, témoignent de la violence qui s’est abattue sur leur communauté depuis le début du soulèvement contre le régime iranien.

Le Kurdistan autonome, dans le nord de l’Irak, est en train de devenir le refuge des Iraniens fuyant la répression du régime de Téhéran.

Recherché par les services secrets iraniens, le manifestant Zana (un pseudonyme choisi pour des raisons de sécurité) a quitté sa ville natale, située dans le nord-ouest de l’Iran, au début du mois de décembre 2022. Depuis, ce Kurde iranien de 25 ans vit dans une pièce vide, dans une menuiserie à la périphérie d’Erbil, la capitale du Kurdistan autonome.

Son crime ? Révolté par la mort de l’Iranienne d’origine kurde Mahsa (Jina) Amini après sa garde à vue à Téhéran pour un voile « mal porté », le 16 septembre 2022, Zana est descendu avec ses amis dans la rue au cri de « Femme, vie, liberté », devenu le slogan de ralliement du soulèvement qui traverse le pays.

Sur son téléphone portable, le jeune homme n’a gardé que quelques photos de sa vie en Iran. Sur un des clichés de la fin septembre 2022, Zana est assis à côté de son meilleur ami, Diako (un pseudonyme aussi). Zana sourit et Diako, l’air joyeux, regarde en face de lui. Les deux hommes, coiffés avec soin, portent des pantalons bouffants traditionnels kurdes agrémentés de ceintures. Zana tient dans sa main gauche deux béquilles. « Là, nous étions à la cérémonie du mariage de mon cousin, explique-t-il, assis sur un tapis usé. Une heure après, les services secrets sont descendus chez moi pour m’arrêter. »

En fouillant le domicile de Zana, les agents ont trouvé bandages et médicaments. « Ils ont donc eu la certitude que j’avais participé à des manifestations et que j’y avais été blessé », glisse le jeune homme au physique frêle. La veille, dans un rassemblement, il avait été atteint à la jambe droite par une capsule de gaz lacrymogène tirée de très près. A la demande de sa mère, un voisin l’avait appelé pour le prévenir du danger. Il est donc parti se cacher dans un village iranien près de la frontière avec l’Irak, le temps de soigner sa blessure. Quarante-cinq jours plus tard, il est parti à pied, avec l’aide de passeurs, pour le Kurdistan irakien. Diako, lui aussi recherché par les services des renseignements iraniens, lui a emboîté le pas trois semaines plus tard.

Coups et pressions psychologiques

Le sort de ces jeunes, comme celui des autres personnes rencontrées par Le Monde, témoigne de la répression féroce appliquée par la République islamique contre ses opposants, notamment dans les régions kurdes.

Jusqu’à présent, au moins 488 civils ont été tués en lien avec les manifestations. Quatre ont été pendus et une dizaine d’autres risquent le même sort. Les rues du pays sont aujourd’hui calmes mais la justice iranienne, craignant la résurgence de la contestation, multiplie les peines lourdes à l’encontre des manifestants. Au Kurdistan autonome d’Irak, où ils peuvent relativement facilement obtenir un permis de séjour, le nombre des Iraniens ayant trouvé refuge est impossible à évaluer.

Zana lui aussi a obtenu une autorisation de séjour. Il s’inquiète surtout pour son frère cadet, arrêté par les services iraniens. « Aujourd’hui, cela fait exactement trois mois qu’il est en prison », glisse le jeune homme, qui compte chaque jour. Quarante-huit jours après son arrestation, le petit frère a appelé ses parents pour dire : « Dites à Zana de se rendre ! » Mais Zana ne l’a pas fait. « Pourquoi faire confiance à ces gens ? Même si j’avais décidé de me rendre, ils n’auraient sans doute pas relâché mon frère », soutient-il.

Début novembre 2022, les parents de Zana ont eu l’autorisation de rendre visite pour la première fois à leur fils emprisonné. Celui-ci a parlé des pressions psychologiques et des coups endurés. « Avoue que Zana était le leader des manifestations », lui demandaient les agents. Le jeune homme n’accepte pas de trahir son grand frère. Il est toujours derrière les barreaux sans que des accusations aient été formulées à son encontre. Pour protéger ses proches, Zana ne parle pas directement à ses parents.

Electrocuté par un taser

Comme Zana, Kayvan Samadi a coupé les liens avec ses parents depuis qu’il a quitté sa ville du nord-ouest de l’Iran en direction du Kurdistan autonome. Dès le début du soulèvement, ses supérieurs ont interdit à cet urgentiste du Croissant-Rouge, de 22 ans, et à ses collègues de venir en aide aux manifestants blessés.

« Cette interdiction allait à l’encontre de nos principes », explique Kayvan Samadi, rencontré dans la ville irakienne de Souleimaniyé, non loin de la frontière iranienne. Avec une dizaine d’autres médecins, sages-femmes, infirmiers et vétérinaires, il met en place un réseau clandestin pour se rendre sur les lieux des manifestations et soigner les blessés. Le groupe intervient dans quatre villes kurdes d’une population totale d’un million d’habitants.

Kayvan Samadi finit par démissionner le 24 septembre 2022. Il est arrêté cinq jours plus tard. « Un patient qu’on avait traité m’avait dénoncé », soutient-il. Placé dans une cellule d’isolement, il commence dès le premier jour une grève de la faim. L’urgentiste est fouetté et électrocuté par un taser, parfois au niveau de la tête. « Le cinquième jour, ils m’ont donné des coups de taser sur les organes génitaux. Comme je ne pouvais plus marcher, ils me traînaient par terre jusqu’à ma cellule. Ils ont essayé de me violer avec une matraque », raconte-t-il. Kayvan Samadi marque une pause. « Pardon ! », dit-il, luttant contre ses larmes en buvant une gorgée de café.

Les interrogateurs voulaient qu’il avoue être à la tête d’un groupe agissant contre la République islamique d’Iran. Il nie tout. « Même si j’avais mal jusqu’à l’os », glisse-t-il. Il est finalement relâché contre le versement d’une caution d’environ 5 000 euros en attendant son procès. A sa sortie de prison, il reprend ses activités médicales auprès des manifestants. Son équipe a notamment soigné cent quarante personnes touchées à l’œil.

« Nous ne nous sommes pas inclinés »

Parmi les treize membres de son groupe de soignants, deux ont été tués dans la rue, trois arrêtés. Kayvan Samadi a quitté l’Iran fin décembre 2022. « Je savais qu’après ces arrestations, je serais le prochain », explique-t-il.

A son père, arrêté un peu plus tard et détenu pendant une semaine, les agents ont dit : « On trouvera ton fils où qu’il soit. » Aujourd’hui, l’urgentiste change de résidence tous les deux ou trois jours et vit sous la protection d’un parti politique kurde iranien en lutte contre le régime de Téhéran depuis le Kurdistan autonome.

Masoud (un pseudonyme) a également bénéficié de l’aide d’un groupe politique kurde iranien pour traverser la frontière, début décembre 2022. Le rêve de cet ancien boxeur professionnel de 32 ans d’ouvrir un jour sa propre salle de sport, dans sa ville natale de l’ouest de l’Iran, s’est brisé lorsqu’il a reçu le coup de fil des services secrets iraniens le convoquant.

Durant les semaines qui ont suivi la mort de Mahsa Amini, avec une dizaine de ses amis, Masoud jouait au chat et à la souris avec les militaires. Le visage couvert, il jetait des cocktails Molotov. Il transportait des blessés, barricadait des rues et sauvait d’autres manifestants d’une arrestation. « Dans la rue, hommes et femmes, nous faisions partie d’un seul corps. Quand on sortait, on ne pensait plus au retour. Nous étions prêts à mourir pour nos camarades », explique cet homme rencontré dans un café d’Erbil, en Irak. Comme les autres Iraniens rencontrés, il rêve de partir vers un autre pays.

Une fois, en novembre 2022, il s’est rendu à Téhéran. « Juste pour voir à quoi ressemblait le soulèvement dans la capitale », dit-il. « Là-bas, il n’y avait pas grand-monde, alors que dans les régions kurdes d’Iran, nous faisions grève et descendions dans la rue en masse ; nous avons payé un prix très élevé, explique Masoud. A Téhéran, il n’y avait pas de déploiement d’armes, lourdes alors que dans nos villes, ils [les forces de sécurité] sortaient leurs chars, tiraient à balles réelles et avec des armes de guerre. »

Membre de l’équipe nationale de boxe pendant son adolescence, Masoud a vécu de près les discriminations à l’égard des Kurdes d’Iran. « Je suis incapable de dire combien de fois j’ai entendu la phrase : “Il est Kurde et sunnite. Il faut empêcher ces gens d’avancer !” », raconte-t-il. Il vit aujourd’hui chez des connaissances dans la capitale du Kurdistan autonome. « Je me sens tellement coupable qu’une fois, j’ai parlé à un psychologue à Tabriz [nord-ouest de l’Iran] sur Internet. Il m’a dit : “Tu as fait tout ce que tu pouvais faire.” »

Depuis septembre 2022, Masoud a perdu 20 kg. Tous les soirs, il avale de la mélatonine pour dormir. « Il faut accepter que la vie est injuste, glisse-t-il. Au moins, nous, nous ne nous sommes pas inclinés devant l’injustice. »