Les Kurdes abandonnés par l’ami américain

mis à jour le Mardi 8 octobre 2019 à 19h28

Libération.fr | 08/10/2019

La Maison Blanche a annoncé dimanche le retrait de ses troupes, ce qui pourrait entraîner une déstabilisation de toute la région. Alliées de longue date des Etats-Unis dans la lutte antijihadiste, les forces kurdes se retrouvent sans soutien, en première ligne face à un Etat qui les qualifie de «terroristes».

En quelques mots, Donald Trump a fracassé l’équilibre instable des forces en lutte dans le nord de la Syrie. Dans un communiqué laconique, dimanche soir, la Maison Blanche a annoncé le retrait des soldats américains présents le long de la frontière turque. Depuis 2015, ils y soutenaient les Forces démocratiques syriennes (FDS), composées en grande majorité de combattants kurdes, dans leur combat contre l’Etat islamique (EI). Le départ des troupes américaines laisse donc le champ libre à l’armée turque dans le nord-est syrien pour une «opération prévue de longue date», selon Donald Trump, qui précise même que celle-ci interviendra «bientôt».

Le président américain a ordonné ce repli après une conversation téléphonique avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, qui réclame depuis plusieurs années une «zone de sécurité» de 30 km à l’intérieur du territoire syrien, débarrassée des groupes armés kurdes, cauchemar d’Ankara. La province semi-autonome du Kurdistan syrien, taillée à la faveur de la guerre civile qui fait rage depuis huit ans, se retrouve soudainement fragilisée. Retour sur les conséquences de ce revirement.

Dans les secteurs frontaliers de la Turquie, les soldats américains ont commencé à plier bagage dès lundi matin. Selon les Unités de protection du peuple (YPG), groupe armé kurde largement prépondérant parmi les FDS, les militaires américains se sont notamment retirés des villes-frontières de Tall Abyad et Ras al-Ain, deux localités stratégiques qui pourraient constituer les points d’entrée d’une offensive turque, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Les forces kurdes ont creusé tranchées et tunnels dans ces zones en prévision d’un assaut, précise l’ONG.

Mais la puissance de feu de l’armée régulière turque est sans commune mesure avec celle des milices kurdes, surtout privées du soutien des Occidentaux. Devant la disproportion des moyens engagés, la résistance des YPG à la frontière semble improbable sur la durée. Décideront-ils de se replier au-delà de la bande de 30 km négociée entre Ankara et Washington ? Lanceront-ils des actions de guérilla contre l’armée turque ?

La Turquie avait déjà attaqué le Rojava - le nom que les militants kurdes donnent à leur province - en s’emparant du canton d’Afrin, dans le nord-ouest syrien, début 2018 lors de l’opération «Rameau d’olivier». Depuis, Erdogan lorgnait l’est de l’Euphrate, et ses 500 km jusqu’à la frontière irakienne. «Il y a une phrase que nous répétons tout le temps : nous pourrions entrer [en Syrie] n’importe quelle nuit sans prévenir», a prévenu le président turc lundi, laissant planer la menace d’une intervention imminente. Trump a toutefois mis en garde Ankara dans un tweet : «Si la Turquie fait quoi que ce soit que je considère hors limite, je détruirai et anéantirai l’économie de la Turquie.»

«Donald Trump n’a ni amis ni alliés. Avec lui, tout est transactionnel», soulignait au printemps un haut diplomate français. Le retrait des troupes américaines du nord de la Syrie en est une preuve supplémentaire. «Les Kurdes ont combattu avec nous, mais ils ont reçu énormément d’argent et de matériel pour le faire», évacue froidement le président américain. Sa vision est claire : la Syrie n’a aucune valeur stratégique et l’EI (dont le «califat» a été détruit «à 100 %») ne représente pas une menace existentielle pour les Etats-Unis. Barack Obama disait la même chose en 2016. Sur Twitter, Trump a donc résumé sa «doctrine» géopolitique : «Il est temps pour nous de sortir de ces guerres ridicules et sans fin […] et de ramener nos soldats à la maison.»

Fin 2018 déjà, il avait annoncé un retrait total des Américains de Syrie. Provoquant la stupeur du Pentagone et les démissions du ministre de la Défense et de l’émissaire pour la coalition anti-EI. Lundi, ce dernier a vivement critiqué le choix de Trump, l’accusant de «prendre des décisions impulsives sans connaissance ni délibération». De délibération, il n’y en a en effet pas eu, selon la presse, qui rapporte que le Pentagone et le Département d’Etat ont été «pris par surprise». Chercheur au Council on Foreign Relations, Steven Cook tempère : «L’annonce du retrait de Syrie est parfaitement cohérente avec le point de vue du président Trump, selon lequel les acteurs locaux doivent s’occuper de leurs propres impératifs sécuritaires.» Cela n’a pas empêché plusieurs républicains influents, dont le sénateur Lindsey Graham et l’ex-ambassadrice à l’ONU Nikki Haley, tous deux proches de Trump, de l’exhorter à revenir sur cette «erreur» porteuse de «désastre» et de «honte», selon Graham. Le sénateur a distillé la menace de sanctions contre la Turquie, dont une suspension de l’Otan, en cas d’attaques contre les forces kurdes en Syrie.

«Nous ne savons pas ce qui va se passer. Nous nous préparons au pire», a affirmé lundi matin le coordinateur humanitaire des Nations unies pour la Syrie, Panos Moumtzis. Au-delà d’une probable offensive turque et des affrontements meurtriers qui pourraient se dérouler dans son sillage, l’ONU redoute des déplacements massifs de population. «Ils ont déjà eu lieu lors de l’opération turque dans le canton d’Afrin, qui a provoqué un drame humanitaire, rappelle Adel Bakawan, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales. D’un côté, Erdogan a clairement affiché sa volonté d’installer des réfugiés syriens dans cette région. De l’autre, le PYD [déclinaison syrienne du PKK turc, ndlr] martèle aux habitants kurdes depuis des années que le Léviathan turc cherche à les avaler : il est en capacité de vider, par la peur, les villes et les villages du Nord-Est.» Les déplacés pourraient rejoindre la zone qui reste sous contrôle kurde, ou même le Kurdistan irakien voisin. «On sent une panique totale, poursuit le sociologue, et une grande déception. La volte-face américaine fait écho, dans l’imaginaire kurde, à la trahison occidentale depuis le traité de Sèvres en 1920.»

Dans son communiqué lapidaire, la Maison Blanche consacre un paragraphe (sur deux) à l’épineuse question des prisonniers jihadistes, aujourd’hui entre les mains des Kurdes. «La Turquie va maintenant être responsable pour tous les combattants de l’EI dans la zone capturés ces deux dernières années», tranche Trump, rappelant qu’il a «poussé la France, l’Allemagne, et d’autres Etats européens à les reprendre, mais qu’ils n’en voulaient pas». Lundi, le ministère français des Affaires étrangères a rétorqué que la «détention sûre» des jihadistes européens dans «le nord-est de la Syrie» était un «impératif de sécurité». Le nombre de combattants étrangers détenus dans ces camps varie selon les estimations, allant de 1 000 à 2 000 individus originaires notamment d’Europe. A ceux-ci s’ajoutent les familles, femmes et surtout enfants. Un rapport de l’ONG Human Rights Watch en comptait plus de 11 000, dont 7 000 mineurs de moins de 12 ans, détenus dans des conditions précaires. Ils sont regroupés dans une annexe du camp d’Al-Hol, gardé par les forces de sécurité kurdes.

Ce camp de déplacés n’est pas dans la zone de 30 km visée par l’offensive turque, mais les autorités kurdes ont annoncé qu’il y aurait des conséquences. Le bureau chargé des camps de déplacés a d’ores et déjà prévenu que le camp serait «difficile à contrôler» en cas d’attaque. L’avertissement, qui vise à faire pression sur les Etats-Unis et surtout sur l’Europe, est d’autant plus sérieux que le camp a connu de fortes tensions. La semaine dernière, des manifestations y ont éclaté. Les gardes ont ouvert le feu, blessant au moins quatre femmes par balles d’après Médecins sans frontières. Quelques jours plus tôt, le dirigeant de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, avait exhorté ses soutiens, dans un appel audio, à tout faire pour libérer les jihadistes détenus.

Les responsables politiques refusent systématiquement de l’évoquer, mais des forces spéciales françaises sont déployées dans le nord-est de la Syrie. Leur présence est largement connue, et même documentée par des images prises sur place. Les effectifs précis de l’armée française restent néanmoins mystérieux. En avril 2018, James Mattis, alors secrétaire américain à la Défense, affirmait que la France avait envoyé 50 commandos supplémentaires, et les Etats-Unis 300, sans dire combien étaient déployés au total. Selon le New York Times, entre 100 et 150 militaires américains se trouvaient jusqu’à présent dans la bande des 30 km.

La participation française, beaucoup plus modeste, a été fortement réduite depuis la fin du califat, le contrôle territorial de l’organisation terroriste, en mars. Les forces spéciales semblent avoir concentré leurs efforts sur le nord de l’Irak et dans la région de Deir el-Zor, très au sud dans la région contrôlée par les Kurdes en Syrie. Signe que les liens militaires sont néanmoins toujours actifs, le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, était la semaine dernière à Hassaké, où il a rencontré des responsables kurdes.

Pour autant, la France reste très dépendante des Etats-Unis, soutient Julien Barnes-Dacey, chercheur au European Council on Foreign Relations : «A la minute où les soldats américains se retireront, les Européens suivront.» Sur le terrain diplomatique, la France s’est dite «vivement préoccupée» par la possibilité d’une offensive turque, et a appelé Ankara à «éviter une initiative qui irait à l’encontre des intérêts de la coalition [contre l’EI]». Sans dire un mot sur la décision américaine.