Les intellectuels censurés en Turquie

Au moins 22 journalistes, universitaires ou écrivains sont inculpés pour délit d'opinion.

Info Par Ragip DURAN - jeudi 29 décembre 2005
Istanbul de notre correspondant

Le procès du célèbre écrivain Orhan Pamuk, inculpé après des propos sur les massacres d'Arméniens en 1915 pour «insulte à la nation turque», a mobilisé les opinions publiques européennes.

Mais il y a actuellement en Turquie au moins 22 journalistes, universitaires ou écrivains accusés par les procureurs de violer l'article 301 du code pénal qui interdit d'«insulter, de mépriser ou de rabaisser publiquement la "Turquité", l'Etat, le gouvernement, l'armée et les forces de sécurité turques» et prévoit jusqu'à trois ans de prison ferme.

Déjà huit personnes, dont Hrant Dink, directeur de publication de l'hebdomadaire arménien d'Istanbul Agos, ont été jugées et condamnées. Ragip Zarakolu, éditeur de livres sur l'histoire politique récente de la Turquie, en particulier des études sur les événements de 1915, et Sehmus Ulek, vice-président de Mazlum Der, association des droits de l'homme de tendance islamique, font aussi partie de cette liste de 22 intellectuels inculpés pour délit d'opinion.

Démocratisation. Avant-hier, 169 intellectuels, artistes, universitaires et écrivains turcs, dont le romancier Yachar Kemal et le pianiste Fazil Say, ont publié une pétition où ils demandent l'abolition des articles 301 et 305 du nouveau code pénal. Les signataires rappellent non seulement l'affaire Pamuk, mais aussi l'attaque des militants d'extrême droite contre l'exposition de photos sur les événements des 6 et 7 septembre 1955 (pillage de boutiques de Grecs, Arméniens et juifs d'Istanbul) ou les polémiques qui ont entouré, en septembre, la première conférence sur les massacres d'Arméniens dans l'Empire ottoman, estimant que «ces faits empêchent la démocratisation du pays». L'article 305 du même code punit «ceux qui reçoivent de l'aide étrangère dans le but de s'opposer aux intérêts fondamentaux nationaux» et prévoit jusqu'à dix ans de prison ferme pour les contrevenants.

«Il s'agit de deux articles dont la rédaction est si vague et si floue que n'importe quel procureur peut les interpréter comme il veut», accuse Turgut Tarhanlõ, professeur de droit de l'université Bilgi. L'ensemble des associations des droits de l'homme, ainsi que les barreaux du pays, ont également protesté contre ces deux articles. «Sans un changement de ces articles de loi, les tribunaux et les prisons seront pleins de journalistes et la Turquie ressemblera à un pays du tiers-monde», a pour sa part dénoncé Oktay Eksi, président du Conseil de la presse de Turquie.

Liberté de critique. Entré en vigueur au printemps dernier, le nouveau code pénal se voulait pourtant plus libéral que le précédent et avait reçu le soutien de l'Union européenne. Le gouvernement proeuropéen de Recep Tayyip Erdogan avait assuré à Bruxelles que ces articles seraient appliqués avec discernement, tout en insistant pour les maintenir afin de rassurer son électorat nationaliste. «Le gouvernement en accord avec le pouvoir militaire essaie de réduire le plus possible le champ de la démocratie et de la liberté, car il est profondément conservateur et a peur de la liberté de critique», souligne Sanar Yurdatapan, porte-parole du collectif Liberté d'expression.

La société civile se mobilise, dont la très libérale confédération patronale Tusiad, qui dénonce haut et fort «les retards et les confusions dans la mise en oeuvre de certaines réformes». Mais le ministre de la Justice, Cemil Cicek, porte-parole du gouvernement et poids lourd du parti islamiste au pouvoir, clame qu'il est hors de question de réviser ces deux articles. Certains, comme l'éditeur Ragõp Zarakolu, veulent croire que «la multiplication des protestations en provenance de l'Europe et de l'opinion publique turque obligera le gouvernement à changer d'attitude».

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