Les Américains désertent, la Turquie installe sa guerre en Syrie

mis à jour le Lundi 14 octobre 2019 à 08h50

lefigaro.fr | Par Georges Malbrunot | 13/10/2019

Alors que l’offensive militaire turque contre le Nord-Est syrien a provoqué le déplacement en six jours de 130.000 personnes, selon les Nations unies, l’annonce d’un retrait américain de 1000 soldats renforce les craintes d’une résurgence des opérations de Daech et d’un nettoyage ethnique antikurde par les rebelles arabes islamistes, supplétifs de la Turquie.

Au sixième jour de l’opération turque, Ankara et ses alliés ont pris le contrôle de la ville de Tall Abyad et font le siège de Ras al-Aïn. Ils auraient également conquis une quarantaine de villages dans ce secteur frontalier, premier objectif de cette offensive contre laquelle les Forces démocratiques syriennes (FDS), composée d’une majorité de combattants kurdes associés à des Arabes, ont bien du mal à résister, tant que l’espace aérien n’aura pas été interdit à l’aviation turque.

À Ras al-Aïn, au moins dix civils ont péri dans un raid de l’aviation turque qui a touché un convoi de civils et de journalistes, d’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). Un premier bilan de l’OSDH pour dimanche faisait état de 14 civils tués. «Nous étions dans le convoi de civils kurdes pris pour cible par les forces turques ou leurs alliés à Ras al-Aïn. Notre équipe va bien, mais des confrères sont morts», a annoncé, sur son compte Twitter, une journaliste de France Télévisions, Stéphanie Perez.

Tirant la leçon d’un incident survenu vendredi au cours duquel une position américaine près de la ville d’Aïn Issa a été la cible de tirs turcs, Donald Trump a décidé de retirer «rapidement» 1000 hommes du Nord-Est syrien, c’est-à-dire l’essentiel de la présence américaine dans le secteur. Une décision aux conséquences dramatiques pour leurs alliés kurdes, mais aussi pour les Européens.

Couper en deux le Nord-Est syrien

Car la Turquie n’a pas l’intention de se limiter au contrôle d’une bande de terre frontalière de son territoire. Le ministère de la Défense turc a annoncé que ses hommes avaient pris le contrôle de la route stratégique M4 reliant Manbij (ouest) à Hassaké (est), à plus de trente kilomètres à l’intérieur du territoire syrien. C’est, à ce stade, l’autre objectif de l’offensive turque: couper en deux le Nord-Est syrien et briser les lignes d’approvisionnement des FDS, alliées des Occidentaux contre Daech.

Sur cette même route M4 ont été abattus sommairement durant le week-end deux prisonniers kurdes, l’un d’eux allongé sur la chaussée, les mains ligotées sur la nuque. Leur mise à mort a été filmée par des rebelles. Une très mauvaise publicité pour une opération appelée «Sources de paix», qui a contraint l’«Armée nationale syrienne», alliée de la Turquie dans l’offensive, à publier un communiqué demandant à ses membres de «ne pas piller, voler, ni abuser des prisonniers».

Le fantôme d’un retour des djihadistes, couplé à une menace de nettoyage ethnique antikurde dans le secteur de Tall Abyad, où les Kurdes avaient eux-mêmes été accusés par Amnesty International de nettoyage ethnique anti-arabe en 2015, rôde. Sur une vidéo, on voit un rebelle avancer en cagoule noire portant l’emblème du Front al-Nosra, l’ex-branche syrienne d’al-Qaida. Vendredi déjà, une voiture piégée envoyée par des djihadistes a explosé à Qamishli, principale ville kurde du Nord-Est syrien, et des remous gagnaient plusieurs centres de détention djihadistes. Mais les craintes se sont faites encore plus pressantes ce week-end lorsque, selon des sources kurdes, plus de 750 djihadistes et membres de leurs familles se sont enfuis d’une prison près d’Aïn Issa, après un retrait kurde du secteur. Compte tenu de la détérioration de la situation, la France pourra-t-elle longtemps encore ne pas rapatrier ses djihadistes?

Les autorités kurdes ont annoncé dimanche la fuite de près de 800 membres des familles de djihadistes étrangers du groupe État islamique (EI) d’un camp dans le nord de la Syrie, à proximité de combats opposant forces kurdes et proturques. Selon des sources kurdes, des «cellules dormantes» se sont réveillées dans le camp et les proches des djihadistes ont attaqué leurs gardes, avant de s’éparpiller dans la nature.

Je ne sais pas, aujourd’hui, qui sont exactement les personnalités qui se sont enfuies du camp, c’était depuis le début une préoccupation pour la France

Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement

La France s’est dite «inquiète» de leur fuite «par rapport à ce qui pourrait se passer». «C’est la raison pour laquelle nous souhaitons que la Turquie (…) termine au plus vite l’intervention qu’elle a commencée», a déclaré la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, sur France 3. «Je ne sais pas, aujourd’hui, qui sont exactement les personnalités qui se sont enfuies du camp, c’était depuis le début une préoccupation pour la France», a-t-elle insisté, évoquant les «djihadistes français dont nous avons toujours considéré qu’ils devaient être jugés sur place».

Pour justifier le retrait américain, le secrétaire à la Défense, Mark Esper, a déclaré sur CBS que la situation des soldats américains devenait «intenable». «Dans les dernières 24 heures, nous avons appris que les Turcs ont probablement l’intention d’étendre leur offensive plus au sud et à l’ouest», en direction de Manbij, où l’armée syrienne se rapproche, ainsi que vers Kobané. «Nous avons appris aussi que les FDS cherchent à conclure un accord avec les Russes et les Syriens pour riposter contre les Turcs.» D’où les mouvements de troupes syriennes vers Manbij et Kobané.

Dans ce contexte, que pèseront les sanctions européennes contre la Turquie? Après l’Allemagne et les Pays-Bas, «la France a suspendu tout projet d’exportation vers la Turquie de matériels de guerre susceptibles d’être employés dans le cadre de cette offensive», soulignent les ministères des Armées et des Affaires étrangères. Mais, sur ce marché, Ankara n’est que le 30e client de la France. Une décision largement symbolique.

__________________
 

Le Figaro | Par Georges Malbrunot | 13/10/2019

Syrie: Damas envoie des troupes dans le Nord face aux Turcs

Depuis le lancement de l’offensive d’Ankara, des contacts avaient repris entre Kurdes et Damas, via la Russie.

Dans cette guerre syrienne sans fin, le retrait américain du nord-est du pays, où 1000 soldats protégeaient les Kurdes, est un nouveau développement dramatique. Conséquence de l’offensive militaire turque, ce tournant devrait rebattre, dans le sang, les cartes d’un conflit vieux de bientôt neuf ans. En lâchant les Kurdes, les Américains laissent le champ libre à la Russie et au régime syrien. C’est la première conséquence du retrait américain. Dimanche soir, les médias d’État syriens ont annoncé que Damas dépêchait deux divisions de l’armée vers le nord face à l’invasion turque. L’administration kurde a, pour sa part, confirmé dans la soirée un accord avec Damas pour le déploiement de ces troupes près de la frontière, précisant dans un communiqué que l’armée syrienne est «appelée à libérer toutes les localités occupées par l’armée turque et ses supplétifs syriens».

Depuis le lancement de l’offensive d’Ankara, des contacts avaient repris entre Kurdes et Damas, via la Russie. Dès jeudi, le commandant des FDS, le général Mazloum Abdi, l’avait clairement dit à William Roebuck, adjoint du chef de la coalition internationale anti-Daech : «Vous nous avez abandonnés (….), nous sommes prêts à demander publiquement le départ des troupes américaines, afin que la Russie et le gouvernement syrien prennent le contrôle de l’espace aérien du nord-est syrien et fassent cesser les bombardements turcs.» Selon CNN, l’émissaire américain lui aurait alors demandé «de ne pas prendre de décisions immédiates», afin qu’il «consulte» le département d’État. «Ou bien vous parvenez à stopper l’agression turque, lui a rétorqué le général Mazloum, ou alors nous concluons un accord avec le régime syrien et son allié russe autorisant les avions russes à instaurer une zone d’exclusion aérienne sur le Nord-Est syrien pour empêcher les raids aériens turcs.»

Une course contre la montre

Sur le terrain, on indiquait dimanche soir un mouvement de troupes syriennes vers Manbij à l’ouest de l’Euphrate et peut-être vers Kobané, deux villes menacées par les Turcs et leurs supplétifs, les rebelles arabes syriens. Manbij, comme Tall Abyad, est une ville à majorité arabe. La Turquie et ses amis rebelles ne font pas mystère de leur intention de la conquérir. Jusqu’à récemment, des soldats américains mais aussi français y stationnaient. Les Américains vont partir «rapidement», a déclaré Donald Trump. Que vont faire les Français? Leur maintien sur place paraît difficilement concevable.

Dans ses contacts avec les Kurdes, Damas se montre intraitable. Jeudi, son ministre des Affaires étrangères, Walid el-Mouallem semblait faire la sourde oreille, estimant que les Kurdes n’étaient que «des éléments séparatistes» avec lesquels il était encore trop tôt pour parler. Le lendemain, dans un entretien au Figaro , le général Mazloum répondait que le régime syrien profitait de la souffrance des Kurdes. Sous la pression russe, Damas peut adoucir sa position dans la forme. Mais sur le fond, les exigences syriennes pour secourir les Kurdes risquent d’être élevées. Elles devraient tourner autour de deux renoncements: à leurs armes et à une large dose d’autonomie que les Kurdes ont bâtie dans le Nord-Est. D’autant que la Russie nourrit quelque amertume à leur égard, les Kurdes n’ayant jamais entendu les avertissements de Moscou sur les dangers de mettre tous leurs œufs dans le même panier, américain en l’occurrence.

Entre Manbij et Kobané, une course contre la montre s’engage entre forces syriennes alliées de la Russie et forces turques associées aux rebelles. Ankara peut-il aller contre la volonté de Moscou, maître du jeu en Syrie? Les deux pays sont engagés dans le même processus de négociation, dit «d’Astana», aux côtés de l’Iran. Pour l’instant, Vladimir Poutine n’a pas vraiment haussé le ton contre Recep Tayyip Erdogan, trop content de voir les soldats américains se retirer de Syrie, sa priorité. Les prochains jours pourraient être plus houleux.

La Russie parviendra-t-elle à convaincre la Turquie de limiter son offensive à la poche de Tall Abyad et de Ras al-Aïn, c’est-à-dire des zones peuplées en majorité d’Arabes syriens? Pas sûr. Mais Poutine a besoin d’Erdogan dans la guerre que Moscou et Damas mènent un peu plus à l’ouest, contre les rebelles en majorité djihadistes rassemblés aux portes de la Turquie dans la province d’Idlib.

L’autre dossier affecté par le retrait américain et l’offensive turque est celui du contrôle des milliers de djihadistes étrangers détenus par les Kurdes. Un enjeu de sécurité nationale pour la France, notamment. La dispersion de dangereux djihadistes n’est plus une hypothèse: c’est désormais une réalité. Comment y faire face? Les États-Unis en ont rapatrié certains la semaine dernière. La France qui s’y opposait peut-elle y échapper? À moins que l’accord kurdo-syrien en gestation implique également un transfert de ces djihadistes dans les geôles de Damas? Une autre mauvaise option pour Paris.