Le rêve européen vire à l'aigre en Turquie

 
Par Marc SEMO
Mercredi 8 novembre 2006
 
Euroscepticisme en hausse, alors que l'UE demande plus de réformes à Ankara.
 
Le grand rêve européen des Turcs a du plomb dans l'aile, un an après le début des négociations d'adhésion, en octobre 2005.
Alors que la Commission européenne rend public aujourd'hui son rapport annuel très critique sur «le ralentissement des réformes» et la mauvaise volonté du gouvernement turc à tenir ses engagements, l'euroscepticisme de l'opinion atteint des records. Une enquête menée par Estima sur un échantillon de 1 500 personnes relevait que 75,8 % des sondés n'ont pas confiance dans l'Union. «A côté de ceux qui sont hostiles à l'UE pour des raisons nationalistes, souverainistes, religieuses ou "anti-impérialistes", il existe désormais en Turquie un large courant de déçus de l'Europe qui voudraient y croire encore mais sont écoeurés par ce qu'ils voient comme un refus culturel persistant de la majorité des opinions publiques des Vingt-Cinq», explique Ahmet Insel, professeur à l'université de Galatasaray, à Istanbul.

Décrochage

Un sondage Eurobaromètre effectué au printemps sur un échantillon de 1 000 personnes montrait déjà une europhilie au plus bas. A peine 44 % des personnes interrogées voyaient dans l'adhésion de leur pays une bonne chose, contre 55 % à l'automne 2005. Le niveau de «confiance» dans l'UE ­ 35 % ­ est désormais avant-dernier parmi les 30 pays membres ou candidats, juste devant celui de la Grande-Bretagne (31 %). Ces résultats sont d'autant plus accablants que, il y a seulement deux ans, plus de 70 % des Turcs voyaient en l'UE une promesse de développement économique et une garantie pour les droits de l'homme. Le décrochage est surtout sensible chez les jeunes. Ils vivent dans une Turquie en plein boom économique et l'«Euroland», avec sa croissance molle et sa population vieillissante, les fait de moins en moins rêver.

«Vous avez surtout besoin de la Turquie et de sa population jeune pour payer vos retraites», 
ironise un étudiant de l'université Bilkent, à Ankara. Selon une étude menée il y a un an dans cette fac d'élite et une demi-douzaine d'autres établissements supérieurs du pays, 62 % des étudiants jugeaient que leur pays ne pourrait jamais entrer dans l'Union européenne et 69 % assuraient que l'adhésion «ne répond pas aux besoins du peuple turc». 

«Les résultats très négatifs de ces enquêtes ne sont pas surprenants car le gouvernement fait tout ce qu'il peut pour accuser l'Union européenne de ne pas jouer le jeu», 
expliquent les représentants de la Commission à Ankara. Les Turcs ont néanmoins de bonnes raisons d'être suspicieux et d'estimer que leur pays n'est pas placé sur un pied d'égalité avec les autres candidats. En donnant le coup d'envoi aux négociations d'adhésion, les Vingt-Cinq avaient souligné que ce processus reste «ouvert». En clair, il ne déboucherait pas nécessairement sur l'adhésion. Ils mettaient aussi en avant le concept de «capacité d'absorption» de l'Union, jamais aussi directement invoqué. Depuis, Ankara a entamé le long parcours menant à l'adoption des quelque 80 000 pages de l'acquis communautaire, et le premier des 35 chapitres, sur la science et la recherche, a été clos avant l'été. Mais cela n'a pas suffi à dissiper le malaise.

L'approche des élections législatives, dans un an, n'incite guère à la poursuite des réformes, même si le gouvernement AKP, issu du mouvement islamiste, clame toujours vis-à-vis des Occidentaux que «l'UE reste [sa] priorité». «En politicien consommé, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a parfaitement compris qu'il n'y a actuellement aucun vote à gagner sur l'Europe», constate Cengiz Aktar, directeur du centre pour l'UE de l'université Bahcesehir d'Istanbul.

Dossier chypriote

Ses adversaires, tant la droite nationaliste que la gauche souverainiste, tentent de capitaliser l'euroscepticisme montant de l'électorat. Ainsi, sur une question aussi sensible que le dossier chypriote, le gouvernement ne peut prendre aucune initiative significative sans être accusé de brader l'intérêt national. Dans un sondage de l'Institut des études stratégiques(Usak) paru hier, 7 Turcs sur 10 se prononcent d'ailleurs pour un arrêt des pourparlers avec l'UE plutôt que pour un compromis sur Chypre. Le député Egemen Bagis, conseiller d'Erdogan pour la politique étrangère, souligne : «Nous avons pris de gros risques politiques en poussant les réformes depuis 2002 et, si nous acceptons les critiques, l'UE doit soutenir et encourager le gouvernement.» 
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