Le retour de Bachar au Kurdistan syrien

mis à jour le Vendredi 18 octobre 2019 à 14h49

Le Figaro | Par Samuel Forey | Le 18/10/2019

Les troupes de Damas, appelées à l’aide par les Kurdes, ont fait une percée de 400 km vers le nord, sans combattre.

MOYEN-ORIENT La scène résume parfaitement le nouvel épisode de la guerre civile syrienne. Sur une route au nord-est du pays file un vieux pick-up de l’armée, chargé de soldats, le drapeau du régime battant dans l’air sec.

Dans l’autre sens roulent les lourds blindés ocre de l’armée américaine, coiffés de la bannière étoilée. Ils quittent Kobané, la ville même où, en 2014, les forces kurdes avaient résisté farouchement à l’État islamique, ce qui leur avait permis de bénéficier du soutien aérien de la coalition.

Sans combattre, les États-Unis livrent à l’ennemi déclaré, Bachar el-Assad, une province durement reprise aux djihadistes, qu’ils contrôlaient avec les Kurdes, leur partenaire local. Abritant quelque 700 000 personnes, c’était la région la plus stable et la plus paisible d’un pays déchiré par la guerre.

La scène a été filmée lundi, au lendemain d’un accord passé entre les Forces démocratiques syriennes (FDS), coalition de groupes armés menés par les Kurdes, et le régime de Damas. Attaqués par l’armée turque, harcelés par des groupes rebelles revanchards, abandonnés par Washington, les Kurdes n’avaient d’autre choix que de se tourner vers l’autorité de tutelle, avec laquelle les liens n’avaient jamais été rompus. En 2012, Damas avait retiré son armée et ses services de renseignement alors que la guerre civile syrienne commençait. Ce mois d’octobre 2019 marque son grand retour.

« C’est un accord militaire. On demande à l’État de protéger ses frontières. Mais ça ne va pas plus loin. On ne cède pas le contrôle des villes ni celui des check-points. Il s’agit d’abord de stopper l’offensive turque », scande Khalaf Daoud, responsable des relations extérieures au Conseil démocratique syrien, la branche politique des FDS. Une interprétation a minima qui contredit une pénétration massive des troupes syriennes au cœur du territoire géré par le Kurdistan syrien. Le régime et son principal allié, les Russes, ont d’abord progressé vers le nord et Kobané. Ensuite, vers le sud, récupérant notamment Raqqa, l’ancienne « capitale » en ruines de l’État islamique. Enfin, les troupes du régime ont avancé le long de la M4, principal axe de communication du nord de la Syrie. Elles se sont emparées d’un chapelet de villes jusqu’à Qamishli, la « capitale » du Kurdistan syrien. Soit un bond de 400 kilomètres.

De cette ville jusqu’à la frontière irakienne, le territoire semble encore fermement sous contrôle de l’administration autonome. « Le régime a tenté de prendre Rumeilan. Mais nous les en avons empêchés », affirme Khalaf Daoud. Située à proximité de champs de pétrole, cette ville constitue l’une des ressources essentielles d’une région particulièrement déshéritée. Quant à la frontière avec l’Irak, elle est toujours administrée par les Kurdes.

Pour combien de temps ? Khalaf Daoud s’emporte : « Cet accord est une forme de suicide. Nous savons que le régime va jouer la montre. Il a intérêt à voir la guerre continuer, pour affaiblir les FDS. Mais nous n’avions pas le choix. » Différentes versions circulent. Côté kurde, il s’agit simplement d’un accord militaire. Côté régime, les ambitions sont plus grandes. Par exemple, en réclamant la dissolution des FDS et l’intégration de ses quelque 100 000 hommes dans le Ve corps de l’armée syrienne. Selon Gregory Waters, un spécialiste des forces du régime au Middle-East Institute, un think-tank de Washington, cette unité a été créée en novembre 2016. Elle est financée, entraînée et commandée par les Russes. Elle est notamment constituée de rebelles « réconciliés ». Cette clause n’a cependant pas été confirmée par les Kurdes.

Résistance acharnée 

« Je ne pense pas que cet accord ait beaucoup de valeur, mais il traduit bien le rapport de force. Il s’agit d’une véritable capitulation des FDS. Mais le régime manque de moyens pour contrôler véritablement l’est du pays. Ils ont besoin des forces kurdes pour assurer la sécurité au niveau local. Ça peut donner une marge de manœuvre aux FDS », explique Thomas Pierret, spécialiste de la Syrie contemporaine au CNRS.

Au niveau politique, l’avenir du Rojava, comme les Kurdes syriens nomment leur projet territorial, dépend principalement de trois acteurs. Les Kurdes veulent en garder le maximum, le régime veut le réduire au minimum, sans qu’il disparaisse pour autant afin de disposer d’un moyen de pression sur la Turquie. « Il se peut qu’à terme, on retourne à une situation semblable aux années 1990, quand la Syrie était la base arrière du PKK », le parti des Kurdes turcs, poursuit Thomas Pierret. Les Russes, les seuls en mesure de peser sur Ankara, ont la réponse de cette équation à trois inconnues. « Un accord similaire entre les FDS et le gouvernement syrien, lors de l’offensive sur Afrine menée par la Turquie en janvier 2018, n’a pas modifié de manière significative la trajectoire de cette invasion, en grande partie parce que Moscou n’a pas fait pression sur Ankara. Jusqu’à maintenant, le rôle de la Russie n’est pas encore clair », estime Dareen Khalifa, chercheuse sur la Syrie à l’International Crisis Group. Afrine, bastion kurde à la frontière syrienne, a été abandonné par ses habitants, au profit de rebelles pro-turcs et leurs familles. Le président Erdogan veut appliquer la même solution radicale pour toute la frontière nord de la Syrie.

En attendant une intervention russe, l’armée turque et ses supplétifs syriens poursuivent leur offensive. La ville de Tall Abyad a été reprise. Très majoritairement arabe, c’était l’un des bastions de l’État islamique et l’un des points d’accès de son éphémère « califat » à la Turquie. L’offensive se poursuit vers le sud et l’est. Cent kilomètres plus loin, l’attaque contre Ras al-Aïn semble piétiner. Bastion kurde, lieu de la première victoire des autonomistes en 2013, l’endroit fait l’objet d’une résistance acharnée de la part des FDS. Ceux-ci profitent du couvert urbain et d’une défense longuement préparée — notamment grâce à des tunnels — pour tenir face à l’encerclement graduel des troupes turques.

À l’ouest de Ras al-Aïn, dans la plaine où peut manœuvrer plus facilement la deuxième armée de l’Otan, l’offensive progresse, à tel point qu’elle est sur le point de rejoindre les forces de Damas. Bien que Bachar el-Assad ait déclaré hier que la Syrie promet de faire face, « par tous les moyens légitimes disponibles », à Ankara, son armée semble plus occupée à étendre son contrôle sur le territoire kurde que de stopper l’invasion turque. Derrière la guerre ouverte, entre ennemis, se poursuit un conflit souterrain, entre alliés.