Le pouvoir turc muselle les intellectuels pro-kurdes

mis à jour le Mardi 8 novembre 2011 à 16h58

Lefigaro.fr | Laure Marchand

Des manifestants se relaient depuis une semaine devant le tribunal de Besiktas, à Istanbul, pour réclamer la libération de deux militants kurdes.

À Istanbul

Ce sont les arrestations de trop pour les partisans de la démocratie en Turquie. Depuis une semaine, universitaires, journalistes, intellectuels, étudiants ou citoyens manifestent devant le tribunal de Besiktas, à Istanbul, pour réclamer la libération de Ragip Zarakolu, directeur des éditions Belge, et de Büsra Ersanli, professeur de sciences politiques. Interpellées dimanche 29 octobre, ces deux figures du combat démocratique ont été incarcérées et sont accusées d'«appartenance à une organisation terroriste», l'Union des communautés kurdes (KCK), la branche civile de la rébellion du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)  selon Ankara. Dernières victimes des vagues d'arrestations qui touchent les militants kurdes et leurs soutiens, ils sont devenus les symboles d'une Turquie qui restreint de plus en plus la liberté d'expression, s'alarme la frange libérale de la société.

Les démocrates dans le viseur

Pilier de la lutte pour les droits de l'homme, Ragip Zarakolu, poursuivi à maintes reprises pour des délits d'opinions, est de tous les combats tabous en Turquie, de l'engagement pour les minorités à la reconnaissance du génocide arménien. Un livre sur les massacres de 1915 a d'ailleurs été saisi comme «pièce à conviction» par la police. Son fils, doctorant en sciences politiques, est également derrière les barreaux. Enseignante à l'université de Marmara, à Istanbul, Büsra Ersanli a traqué, dans ses recherches, les falsifications historiques élaborées par la République turque, un sujet toujours sensible. Intellectuelle respectée, elle conseille le Parti pour la paix et la démocratie (BDP), pro-kurde, sur la réforme en cours de la Constitution turque. Lors de son interrogatoire, il lui a été reproché d'avoir participé à l'Académie politique du BDP, un parti autorisé.

Dans une lettre envoyée depuis la prison, Ragip Zarakolu dénonce «une campagne qui vise à intimider tous les intellectuels et les démocrates de la Turquie». Ce sentiment est largement partagé dans les cercles intellectuels. «C'est tout l'éventail social-démocrate et de gauche, engagé dans la démocratisation des institutions, qui est visé, déclare Füsun Üstel, professeur de relations internationales. On est revenu aux années 70, la déception est d'autant plus énorme que l'AKP (le Parti de la justice et du développement au pouvoir, NDLR) s'était présenté comme le champion de la démocratisation». Au sein du gouvernement, Ertugrul Günay, le ministre de la Culture, connu pour son ouverture d'esprit, s'est ému de ces arrestations. Mais le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, s'en est pris à ceux qui les critiquaient.

Conflit avec le PKK dans l'impasse

Alors qu'Ankara ne parvient toujours pas à régler le conflit avec le PKK qui a fait plus de 45.000 morts depuis 1984, le mouvement pro-kurde est soumis à des rafles policières depuis deux ans. Selon le dernier décompte du BDP, 3457 personnes ont été arrêtées pour appartenance au KCK. «La police ratisse de plus en plus large dans la répression du mouvement politique kurde légal», s'alarme Human Rights Watch. Pour l'ONG, la loi antiterroriste, renforcée en 2006, «contient une définition vague et trop large du terrorisme» et les magistrats l'appliquent sans discernement. Des manifestants pacifiques peuvent ainsi être poursuivis pour «terrorisme». Selon une étude d'Associated Press, la Turquie est le pays dans le monde qui a prononcé le plus de condamnations pour «terrorisme» depuis le 11 septembre 2001, bien loin devant les États-Unis: 12.897, soit plus du tiers. Elle obtient aussi la palme de la progression la plus fulgurante: 273 condamnations en 2005 et 6345 en 2009.

Les Kurdes sont les premiers à pâtir de la loi antiterroriste, mais pas seulement. Par exemple, deux étudiants viennent de purger dix-neuf mois de détention provisoire. Ils seront jugés pour «appartenance à une organisation terroriste». Leur crime? Avoir brandi une banderole réclamant la gratuité de l'enseignement supérieur au cours d'un meeting de Recep Tayyip Erdogan. Une soixantaine de journalistes sont également derrière les barreaux. Là encore, la Turquie est sur la première marche mondiale. Dans son rapport annuel sur les négociations d'adhésion de la Turquie, paru le mois dernier, la Commission européenne épingle les dérives de la justice dans les procès liés à des accusations de «terrorisme»: arrestations abusives, manques de preuves, recours injustifié à la détention provisoire… «Le nombre élevé d'atteintes à la liberté d'expression soulève de graves inquiétudes», résume-t-il.