Le Point : L’éradicateur

mis à jour le Mardi 29 octobre 2019 à 18h49

Le Point N° 2461 | 24/10/2019 | Dossier complet

« Erdogan ne comprend que le bras de fer. Quand les troupes turques sont entrées dans Afrine, en 2018, nous n’avions rien dit. Cette fois-ci, il est là pour en finir avec le peuple kurde.»
Patrice Franceschi, auteur de «Mourir pour Kobané»

Nettoyage ethnique.
Comment les Kurdes, abandonnés par l’Occident, sont une nouvelle fois les otages de l’Histoire.

Le Point | PAR ROMAIN GUBERT

La scène se déroule à l’Elysée, lundi 7 octobre. Ilham Ahmed, l’une des principales responsables politiques kurdes, est reçue par le chef d’état-major particulier d’Emmanuel Macron. Ce jour-là, l’amiral Rogel fixe ses interlocuteurs droit dans les yeux.

Plusieurs diplomates français se sont agités quelques heures plus tôt en expliquant qu’il ne fallait pas recevoir les Kurdes, que cela vaudrait à la France de sérieuses fâcheries avec beaucoup de monde, à commencer par les Turcs. Mais l’amiral a haussé les épaules : un militaire français ne baisse pas les yeux devant ses frères d’armes en leur expliquant qu’il ne peut leur serrer la main parce qu’ils sont à terre.

Epaulés par les forces spéciales françaises, les Kurdes ont combattu Daech pendant plus de cinq ans. Ils ont payé un lourd tribut (plusieurs milliers de morts) dans cette sale guerre pour anéantir les djihadistes et les déloger rue après rue de Kobané et de Raqqa ou du fond des grottes de Baghouz. Ce sont eux qui jouent aujourd’hui les gardiens de prison pour surveiller les Français qui ont rejoint Daech.

Lorsque l’amiral Rogel a vu Emmanuel Macron se glisser dans son bureau pour saluer les Kurdes et discuter avec eux, il a compris qu’il n’était pas le seul à l’Elysée à traiter ceux qui ont combattu Daech avec les honneurs.

Si la France ne s’est pas déshonorée ce jour-là vis- à-vis de ses alliés kurdes, elle n’a pas pu empêcher la trahison de Donald Trump et la débâcle de l’Occident. En annonçant d’un tweet qu’il retirait les forces américaines (2 000 hommes) installées dans le Rojava, petit territoire contrôlé par les Kurdes, dans le nord de la Syrie, le président américain a lâché ces combattants dont, quelques mois auparavant, il vantait pourtant encore le courage: «Ce sont des combattants incroyables. Ils sont chaleureux. Ce sont des alliés intelligents. »Avec cette décision, Donald Trump a donné le feu vert à Recep Tayyip Erdogan, qui n’attendait que cela pour déployer son armée et ses milices, pénétrer sur le territoire syrien et détruire ces Kurdes qu’il exècre (lire page50 le reportage de Guillaume Perrier, notre envoyé spécial au Rojava).

Le président turc prépare son offensive depuis longtemps. Lorsque, courant 2015, le Pentagone a fait le choix d’équiper et d’assister les milices kurdes et leurs alliés arabes pour mener l’assaut contre Raqqa, capitale du califat autoproclamé de Daech, Recep Tayyip Erdogan avait aussitôt allumé un contre-feu pour affaiblir les Kurdes en les attaquant sur leur front ouest. Mais les Etats-Unis veillaient et Erdogan n’a jamais pris le risque d’un affrontement direct avec les marines. Même si l’engagement militaire américain au sol en Syrie était modeste, la seule présence de ces forces spéciales américaines au côté des Kurdes contenait les appétits des uns et des autres dans le nord de l’Irak. Il n’était pas question pour la Russie, l’Iran ou pour la Turquie d’affronter les Etats-Unis.

Erdogan n’a pris personne en traître. Il y a quelques mois, il annonçait les choses sans aucune ambiguïté : «Nous allons lancer une opération militaire à l’est de l’Euphrate. Nous pouvons enclencher nos opérations en Syrie à n’importe quel moment. Nous pourrions arriver une nuit, soudainement. »

Cela fait longtemps qu’Ankara a jeté son dévolu sur une bande de 444 kilomètres de longueur sur 30 kilomètres de largeur en territoire syrien. Avec cet argument officiel: se protéger des agressions des « terroristes kurdes». Et un autre, à peine moins avouable : renvoyer 2 millions de réfugiés syriens qui ont fui la guerre en Syrie sur ce territoire jusque-là peuplé majoritairement de Kurdes, et donc en changer durablement la composition ethnique.

Le retrait américain - et sa conséquence directe, l’intervention turque - n’est pas une énième gaffe de Donald Trump. Il y a un an, James Mattis, secrétaire d’Etat américain à la Défense, a démissionné pour protester contre un éventuel désengagement américain en invoquant «le respect dû à nos alliés et la nécessité d’être lucides devant des acteurs néfastes et des concurrents stratégiques».

Après la trahison de Donald Trump, les Kurdes n’ont pas attendu longtemps pour chercher d’autres alliés. Ils ont vite compris que la seule bonne volonté de la France ne serait pas suffisante, que la communauté internationale se tairait et qu’ils ne pourraient pas résister longtemps au rouleau compresseur turc et aux exactions des milices pro-turques. Il ne leur restait plus qu’une voie de salut: se tourner vers Bachar el-Assad et surtout la Russie, qui porte la Syrie à bout de bras.

Maîtres du jeu. Prudents, les Kurdes n’avaient jamais totalement coupé les ponts avec Damas. En échange de la neutralité de leurs dirigeants lors des manifestations pacifiques de 2011 contre Bachar el-Assad, le régime syrien leur avait progressivement laissé une très grande autonomie dans les zones où l’influence des Kurdes du PYD (la branche syrienne du PKK) est prépondérante.

Après l’intervention américaine de 2015, ils avaient peu à peu installé une sorte d’Etat autonome. Le Rojava n’était certes pas un paradis démocratique, mais les conseils municipaux mis en place pour gérer la vie locale permettaient au moins la cohabitation des différentes communautés. Et surtout une paix relative dans les zones libérées de l’emprise de Daech.

En se tournant vers Damas et Moscou, les Kurdes ont fait une croix sur leur rêve d’indépendance pour préserver l’essentiel : le salut des populations civiles.*

En mettant leur destin dans les mains des Russes, qui, depuis trois ans, sont des acteurs incontournables dans la région, ils renforcent Vladimir Poutine, qui, sans tirer un coup de feu, devient l’acteur central de la région.

Pour asseoir durablement son autorité sur cette région, le président russe multiplie d’ailleurs les gestes de bonne volonté envers la Turquie. Ankara a ainsi acheté aux Russes le S400, un système antimissile. La Russie installe actuellement une centrale nucléaire (la première) en Turquie. Enfin, Moscou construit un gazoduc qui traverse toute la région.

Les Américains n’ayant plus leur mot à dire sur la région, c’est d’ailleurs à Sotchi, sur les rives russes de la mer Noire, que Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont scellé le sort du nord de la Syrie.

Le résultat est donc un fiasco monumental pour les Occidentaux. Il est diplomatique puisque la Turquie et la Russie sont désormais les maîtres du jeu dans la région. Il est aussi sécuritaire puisque les Etats-Unis abandonnent une région où Daech dispose d’innombrables cellules dormantes. Concentrés sur leur sécurité, les Kurdes, qui détiennent plusieurs milliers de djihadistes étrangers et leurs familles, n’ont plus les moyens de les surveiller efficacement. Le commandant des forces kurdes est d’ailleurs très clair au sujet des djihadistes étrangers : «Si les forces de la coalition se retirent de nos secteurs, nous ne serons plus obligés de continuer à travailler avec elles. »Depuis quelques jours, plusieurs anciens membres de Daech ont d’ailleurs réussi à prendre la fuite.

Ce fiasco est aussi un aveu de faiblesse, celui de l’Union européenne vis-à-vis de la Turquie. Pendant quelques jours, l’UE a envisagé de mettre en place des sanctions contre l’occupation turque. En réponse, Erdogan a dit les choses très clairement : «Nous allons ouvrir les portes et envoyer 3,6 millions de réfugiés chez vous», a-t-il déclaré. Un chantage clair que les Vingt-Huit ont immédiatement compris. Hormis la France et quelques autres, la plupart des membres de l’UE ont renoncé à sanctionner Ankara.

Au sein de l’appareil d’Etat américain, certains ont essayé de compenser la mauvaise manière de Donald Trump en informant les forces kurdes de l’heure précise des premiers bombardements turcs et le détail des mouvements des troupes turques. Un geste qui n’est évidemment pas suffisant pour faire oublier le déshonneur, pas plus que l’accord de cessez-le- feu négocié par Mike Pence, le vice-président américain dépêché en urgence à Ankara sans rien à offrir aux Turcs, qui ont obtenu tout ce qu’ils voulaient.

Dupés en série. «Il fallait immédiatement exclure Ankara de l’Otan et imposer des sanctions économiques majeures, estime Patrice Franceschi, engagé auprès des Kurdes depuis des années et auteur de “Mourir pour Kobané” (Editions des Equateurs, 2015). Erdogan ne comprend que le bras de fer. Quand les troupes turques sont entrées dans Afrine, en 2018, nous n’avions rien dit. Cette fois-ci, c’est pire encore, cap il est là pour en finir avec le peuple kurde. Il a carte blanche pour entamer le nettoyage ethnique dont il rêve depuis si longtemps. »

Cette trahison de l’Occident n’est pas la première. Depuis un siècle, les Kurdes sont les oubliés de l’Histoire. Après la Première Guerre mondiale, lors du démantèlement de l’Empire ottoman, le traité de Sèvres (1920) leur avait promis un Etat. Les Français et les Britanniques ont vite oublié leurs engagements.

Depuis, chacun dans la région a utilisé à son profit ce peuple qui rêve de son indépendance. Dans les années 1970, l’Iran du chah, soutenu par les Etats-Unis, apportait une aide directe aux peshmergas kurdes pour affaiblir l’Irak, allié de Moscou. Dans les années 1980, Hafez el-Assad, en Syrie, jouait la carte kurde afin de fragiliser la Turquie rivale. Il avait offert l’asile à Abdullah Ôcalan dans la Bekaa libanaise, contrôlée par l’armée syrienne.

En 1988, tandis que le régime irakien de Saddam Hussein avait bombardé au gaz moutarde la ville kurde de Halabja, les Etats- Unis n’ont rien dit pour ne pas affaiblir leur allié irakien, alors en guerre avec l’Iran. Lors de la guerre du Golfe, en 1991-1992, George Bush a refusé de renverser Saddam Hussein pour éviter l’effondrement du régime irakien. Les Kurdes, alors en pleine révolte contre Bagdad, ont une nouvelle fois subi une terrible répression.

Rivalités. Avec ce résultat: les Kurdes installés dans quatre pays n’ont jamais réussi à s’entendre entre eux. Entre les Kurdes d’Irak (qui bénéficient d’une certaine autonomie vis-à-vis de Bagdad) et ceux de Syrie, les rivalités sont tenaces. Les luttes de clans, les influences des grandes puissances, l’argent du gaz et du pétrole exacerbent depuis toujours les passions au sein du peuple kurde.

Ils sont une nouvelle fois les otages de l’Histoire. Pourtant, depuis l’offensive turque contre le Rojava, les choses sont en train de changer. Les leaders kurdes d’Irak ont pris position contre Ankara, une première. Comme si le sang versé contre Daech et les milliers de martyrs avaient permis de souder la nation kurde.

Paradoxalement, malgré le fiasco de l’Occident dans la région, les Kurdes n’ont peut-être pas tout perdu. «Après leur engagement contre Daech, ils avaient obtenu une position centrale dans la région, explique l’universitaire Boris James (auteur de “Les Kurdes. Un peuple sans Etat”, Tallandier, 2018), ancien directeur de l’Institut français du Proche-Orient à Erbil, au Kurdistan irakien. Il y a longtemps eu une sorte de romantisme pour aborder la question kurde. C’est fini. Les Kurdes ont montré qu’ils n’étaient plus seulement des victimes. Ils sont à la fois trop faibles pour tenir tête à laTurquie et trop puissants pour être défaits sans résistance. Ce sont désormais des acteurs àpart entière. »C’est une bien maigre consolation ■

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* Lire aussi le Bloc-notes de Bernard-Henri Lévy p. 168.

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Pour la coalition internationale, une déroute digne de « Saigon »

Le Point | Par Jérémy André

Saigon, merde, je suis encore seulement à Saigon!» Le monologue d’ouverture du film «Apocalypse Now» a dû traverser l’esprit de plus d’un militaire américain ces dernières semaines. D’après le Wall Street Journal, cette référence à « Saigon » a même été faite au plus haut niveau de la coalition avant l’invasion turque. Car le désastre de 1975 reste synonyme de défaite totale, avec des hélicoptères bondés pris d’assaut par la foule en fuite.

Finalement, le retrait de Syrie laissera aux militaires des souvenirs tout aussi cauchemardesques. A plusieurs reprises, ils se sont retrouvés en vue des soldats syriens et russes ou des groupes armés islamistes radicaux soutenus par la Turquie qui se déployaient dans le Nord-Est syrien. Selon des sources kurdes interrogées par Le Point, des tirs d’artillerie turque sont même tombés à proximité de positions de la coalition dans la région de Kobané. Vendredi 12 octobre, l’Élysée a d’ailleurs été contraint de démentir auprès de BFMTV une rumeur selon laquelle deux soldats français auraient été blessés de cette manière.

Cette tragédie militaire s’est déroulée à huis clos dans la base « LCF » (Lafarge ciment français), installée dans l’ancienne usine du cimentier (célèbre d’abord pour l’enquête judiciaire dirigée contre lui pour avoir payé tribut à l’Etat islamique). Elle était devenue depuis trois ans le cœur battant des opérations occidentales dans le nord-est de la Syrie. A l’intérieur, le décor était digne d’un film à la « Mad Max », un labyrinthe d’installations militaires en préfabriqués et de bâtiments industriels à l’abandon, sillonné par des blindés américains high-tech et dominé par les immenses silos à béton - dont l’ascension était l’objet d’un concours entre Français, Britanniques et Américains -, le tout au son du battement quasi continu des hélices du V-2 2, un avion américain à décollage vertical faisant un pont aérien avec les bases arrière irakiennes.

Depuis l’annonce du retrait, une partie de la base a été incendiée par ses occupants. Des civils fuyant l’invasion turque ont tenté de trouver refuge à l’intérieur du complexe, avant d’être repoussés par les gardes locaux. Le 15 octobre, les groupes armés soutenus par les Turcs, des islamistes radicaux très hostiles à l’Occident, se sont approchés si près que des hélicoptères Apache ont dû être envoyés pour les tenir à distance par des survols à basse altitude. Enfin, quand le site a finalement été déserté, des avions américains ont bombardé des dépôts de munition et des tentes pour ne rien laisser à « benne mi».

Si ce premier acte a eu la chance d’éviter les caméras, ce n’est pas le cas de la retraite générale de plus d’une centaine de véhicules blindés américains, qui n’ont pas eu d’autres choix que de traverser les principales villes kurdes de la région, le 20 et le 21 octobre, sous les insultes, les pierres et les tomates pourries jetées par la population civile abandonnée à son sort ■

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A Qamishli, le rêve trahi des Kurdes

 

Tragédie.
L’offensive turque dans le nord de la Syrie est en train d’anéantir un peuple. Reportage.

Le Point |DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL AU ROJAVA, GUILLAUME PERRIER

“Hassan Abdallah. Nom de guerre, Sorech Qamichlo. Né à Qamichli en 1994. Tombé en martyr à Kobané, le 20 avril 2015.” Sous l’épitaphe, une photo du jeune Hassan, 19 ans, montre un visage d’adolescent que l’imagerie guerrière ne parvient pas à endurcir. Quelques fleurs desséchées, un bocal de pois chiches grillés sont posés sur le marbre. Tout autour, les tombes de ses compagnons d’armes s’étendent à perte de vue. Des centaines d’hommes et de femmes combattant sous la bannière des Unités de protection du peuple (YPG) ou des Forces démocratiques syriennes (FDS), la coalition arabo-kurde qui domine le Nord-Est syrien, reposent dans le cimetière des «martyrs» de Qamichli.

Le jeudi, on se bouscule dans les allées, c’est le jour des visites des familles à leurs proches disparus. Mais, ce 17 octobre, l’inquiétude se lit sur les visages de tous ceux qui franchissent la lourde grille en fer rouillé. Depuis le début de l’après- midi, quatre ou cinq obus de mortier tirés de la Turquie ont atterri à quelques centaines de mètres. Et de temps à autre les rafales d’armes automatiques déchirent le silence. La frontière est toute proche. La ville de Qamichli borde le mur de barbelés et de béton hérissé de miradors qui la sépare de sa jumelle en Turquie, Nusaybin.

Ahmed, le frère aîné de Hassan, qui vient de garer sa moto à la porte du cimetière, explique venir «chaque jour, depuis quatre ans», depuis qu’avec cinq autres engagés son jeune frère a sauté sur une mine. «Mon frère me manque, nous faisions tout ensemble. Je ne supporte pas ma vie sans lui », dit-il, les mâchoires serrées. Une explosion l’interrompt, il lève les yeux vers Test, un panache de fumée noire témoigne de l’endroit où est tombé l’obus. Il se baisse et, d’un coup de chiffon, il époussette le marbre. « je suis fier de ce qu’il a fait. Il voulait s’engager contre les terroristes de Daech. Il voulait défendre les siens et protéger le monde contre cette menace. » Il marque un silence. «Maintenant, que nous soyons morts ou vivants, tout le monde nous abandonne entre les mains d’Erdogan. Les Américains, l’Europe, la Russie, le régime de Bachar el-Assad... Une fois de plus, les Occidentaux nous ont trahis. Et à présent Erdogan va venir tous nous tuer, que nous soyons kurdes, arabes, chrétiens, tcherkesses ou yézidis. »

Devant la tombe d’un autre, une famille entière se recueille, assise sur les bordures en parpaing. Il y a là le père, la mère, la fratrie et l’épouse du défunt ; tous ont les yeux qui courent sur un petit Coran. Jamal, un colosse à l’épaisse moustache et au regard doux, planté face à la sépulture, murmure l’histoire de son fils, abattu par un sniper, à Afrine, la ville capturée par les forces armées turques et leurs supplétifs islamistes et djihadistes, en janvier 2018. Son sort préfigure celui que pourrait connaître le reste du pays. «C’était un enfant du Rojava. Il était parti défendre sa terre et protéger son peuple. Nous avions défait l’Etat islamique et ils ne pouvaient pas attaquer Afrine, on était très loin du territoire qu’il restait alors aux djihadistes. Mais cela montre que dès que nous nous constituons une terre, un refuge, tout le monde nous attaque. Il ne nous est pas permis de vivre en paix », glisse-t-il avec lassitude.

Quelques rangées plus loin, une femme élancée dans une longue robe noire brodée de doré, la cinquantaine, s’avance d’un pas aussi tranquille que déterminé. Cette Kurde s’appelle Turquie, « Turkiya », signe que les relations n’ont pas toujours été si mauvaises entre les deux côtés de la frontière. «Regardez tous ces jeunes ! Regardez-les bien ! C’étaient des enfants. Leur moustache n’avait même encore poussé», lance-t-elle en montrant les tombes d’un geste du bras. Son fils Bessam Remo est mort à l’âge de 20 ans, à Raqqa. Il participait avec les YPG à l’opération Volcan de l’Euphrate, appuyée par la coalition internationale, pour reprendre la capitale syrienne à l’Etat islamique, à l’été 2017. Les Kurdes pensaient en être récompensés. «Tous les pays européens nous ont envoyé leurs membres de Daech, nous les avons combattus. Nous nous sommes sacrifiés pour défendre notre terre. Et maintenant vos pays tiennent la main d’Erdogan pour massacrer nos enfants, lâche-t-elle en prenant un bidon d’eau des mains de sa nièce, avant de le verser sur un parterre de plantes. Que lui avons-nous fait ? Nous n’avons envahi personne. Il faut arrêter cet infidèle d’Erdogan. Au moins empêcher ses avions de nous bombarder. Pourquoi ne nous avez-vous pas ouvert vos bras ?» reproche-t-elle.

Voisins de tombe. Cette énième trahison est, pour les Kurdes, un épisode supplémentaire dans une histoire jalonnée de héros morts trop jeunes et de révoltes ensanglantées. Les familles qui défilent au cimetière ont appris à se connaître, à se souder, viennent prier ensemble leur «martyr», chanter une ballade à la gloire de la résistance et griller quelques cigarettes en sirotant du thé. Les voisins de tombe sont devenus plus familiers que des voisins de palier. Dans toute la région du Kurdistan syrien, d’immenses cimetières comme celui de Qami- chli trônent au centre des villes, des portraits des «martyrs » sont placardés dans les administrations, le long des routes ou à l’entrée des villes. Au total, ce sont près de 11000 hommes et femmes qui ont été tués en luttant contre les djiha- distes ou contre l’armée d’invasion turque et ses supplétifs islamistes syriens. A l’instar d’autres groupes armés de la région, tel le Hezbollah chiite libanais, la glorification des combattants est un élément essentiel de l’idéologie du mouvement révolutionnaire kurde fondé par Abdullah Öcalan, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Et le Rojava, le Kurdistan occidental, est le lieu de sa mise en pratique. Les morts guident les vivants. «Leur sang nourrit notre terre», gémit Turkiya en replaçant son voile sur sa chevelure. Même une fois ensevelis, les combattants arabes et kurdes des FDS restent sous la menace d’une razzia. Ce fut le cas lors de l’invasion d’Afrine. Dès les premiers jours de l’occupation de la ville par les milices islamistes pro-turques, le cimetière avait été saccagé. Du côté turc de la région kurde également, les tombes et les dépouilles des « terroristes» sont régulièrement profanées.

Plus de 3 millions d’habitants vivent sur le territoire du Rojava, sympathisants ou non de la guérilla kurde, originaires de la région ou déplacés parla guerre. En dépit des nombreuses récriminations envers les maîtres kurdes du territoire, et notamment contre les cadres du PKK dépêchés de Turquie ou des monts Qandil, dans le nord de l’Irak, le Nord-Est syrien était la dernière région en paix de la Syrie, où les différentes communautés ethniques et religieuses pouvaient cohabiter. Un équilibre fragile s’était installé, une réalité faite de compromis et de zones grises.

Cohabitation. La ville de Qamichli en est le meilleur exemple. Pa- voisée aux couleurs kurdes depuis le retrait des forces gouvernementales syriennes, en 2012, la ville compte toujours plusieurs quartiers tenus par le régime de Damas : une partie du centre-ville, les quartiers chrétiens arméniens et assyro-chaldéens, ainsi que l’aéroport militaire, qui abrite une base des renseignements de l’armée de l’air et où sont installées des troupes russes. Les points de contrôle qui quadrillent Qamichli sont le plus souvent aux mains des Asayish, la sécurité du territoire autonome du Rojava, reconnaissables à leur drapeau bleu pâle. Parfois à quelques dizaines de mètres, d’autres restent tenus par l’armée syrienne ou par les fameux Mukhabarat, les services de renseignement, et sont surmontés de portraits de Bachar el-Assad. Une cohabitation similaire entre les Kurdes et le régime de Damas s’est installée au fil des années à Hassaké, à une heure plus au sud. Laissée seule face au risque d’une invasion destructrice après l’annonce par Donald Trump du retrait des forces spéciales américaines, l’administration kurde, dos au mur, a été contrainte de se tourner vers le régime pour ne pas être balayée. «Si la Turquie nous envahit, nous devrons tous fuir avec nos familles. Si le régime revient, seuls les hommes devront aller se cacher, mais les familles pourront rester», résume un militant du parti kurde majoritaire, le PYD.

« Dès que nous nous constituons une terre, tout le monde nous attaque. Il ne nous est pas permis de vivre en paix. »
Le père d’un jeune soldat, tué à Afrine en 201

Khatchig, un Arménien syrien qui possède un atelier de pièces détachées pour automobiles et machines industrielles, se déplace à son aise dans la nébuleuse des points de contrôle de Qamichli. Âgé de 46 ans, il jongle entre l’arabe et le kurmandji, la langue kurde occidentale, en fonction de l’appartenance ethno-linguistique de celui qui tient la kalachnikov. Tout en affichant fièrement son identité arménienne, une large croix enroulée autour du rétroviseur. «Ici, les Kurdes nous laissent en paix, nous n’avons aucun problème avec eux et ils essaient même de nous inclure dans leur administration pour servir leur cause. Nous avons nos églises, nos propres écoles arméniennes avec leurs programmes et ils n’ont jamais vraiment essayé d’intervenir là-dedans. Mais nous sommes syriens et nous défendons l’intégrité territoriale de la république syrienne», ajoute-t-il. Une manière de rappeler que les communautés chrétiennes, dans leur immense majorité, restent partisanes du régime de Bachar el-Assad. Pour ces quelques milliers de Syriens chrétiens, dont la survie a été fragilisée par la montée des extrémistes religieux depuis 2012, la principale menace est la Turquie, et ce depuis plus d’un siècle. Comme le raconte Khatchig, ses grands-parents originaires de Samsun, dans les montagnes de l’est de la Turquie, ont été déportés en 1915 par les troupes ottomanes vers la Syrie. A la fin de la Première Guerre mondiale, les survivants de la famille se sont enracinés dans cette région frontalière, alors sous mandat français. Dans les années T920, ce sont des Assyriens sortis indemnes de ces massacres qui ont fondé la ville de Qamichli, de l’autre côté de la frontière, pour tenter d’y préserver leur identité. Des rescapés arméniens de la région de Mardin, toujours en Turquie, ont créé le bourg de Derik, Al-Malikiya en arabe, dont le nom originel signifie « petite église » et que les Kurdes ont gardé. «Pour nous, c’est le génocide qui recommence, dit Arpig, enseignante à l’école arménienne de Derik. Nous avons fui notre pays, pourchassés par les Turcs, et aujourd’hui cela continue, ils viennent nous tuer jusqu’ici. »

Trêve violée. Derik, toute proche de la frontière, est à portée des snipers et des tirs de mortier. Pour cette raison, la route qui mène jusqu’au poste-frontière avec l’Irak a été fermée, trop dangereuse. Si les troupes turques et leurs milices djihadistes intensifient leurs attaques dans les prochains jours, toutes les villes frontalières seront sous la menace. Khatchig songe à aller mettre sa mère, sa femme et ses enfants à l’abri, «à Alep ou à Damas». Mais lui ne bougera pas. «Nous protégerons nos propriétés des envahisseurs. »

Ces jours-ci, l’offensive turque sur le nord de la Syrie reste d’actualité, même si elle a d’abord été limitée à une zone plus réduite: entre les villes de Tell Abyad, capturée dès les premiers jours, et Ras al-Aïn (Serêkaniyé en kurde). La trêve, décrétée par Washington et Ankara, a été violée chaque jour: obus de mortier et drones armés turcs ont continué de voler au-dessus de Ras al-Aïn, faisant plusieurs dizaines de morts, combattants et civils, jusqu’à l’évacuation totale de la ville et sa prise de possession par les mercenaires pro-turcs, qui ont aussitôt pillé et occupé les maisons. Cette bataille a tué plus de 250 civils et jeté sur les routes plus de 200000 personnes, selon le Croissant rouge kurde et les services de santé de l’auto-administration. Elle a vidé des villages de ses habitants, kurdes, arabes, yézidis, partis se réfugier dans des écoles, plus loin de la ligne de front. La percée éclair lancée le 9 octobre a coupé les routes stratégiques, comme la M4 sur laquelle les miliciens islamistes se sont livrés à des exécutions sommaires, dont celles de la politicienne Havrin Khalaf et de son chauffeur.

« “Les Kurdes n’ont pas d’autres amis que les montagnes”, dit un adage. Au Rojava, nous n’avons pas de montagnes. »
Un médecin, à l’hôpital de Qamichli

Le petit hôpital de Tell Tamer, la ville la plus proche des combats, est le premier point de chute pour ceux qui sont exfiltrés des zones bombardées. Quelques heures passées dans son couloir et dans sa salle de soins donnent une bonne idée de la violence de l’invasion. Régulièrement, une voiture civile débarque en trombe devant la porte et décharge un blessé entre la vie et la mort. Les infirmières découpent les vêtements et posent des perfusions de morphine, courent chercher des poches de sang dans le réfrigérateur à boissons. «Nous avons vu passer au moins 150 morts par cet hôpital», souffle un médecin, entre deux portes. Les installations sont sommaires et les moyens manquent, surtout depuis que, le 14 octobre, Médecins sans frontières a décidé de se retirer de l’hôpital par crainte d’une situation trop volatile. Un combattant YPG, la jambe en charpie, fanfaronne sur son lit en criant aux médecins de le remettre sur pieds pour qu’il retourne se battre. Médecins et gardes en armes fument des cigarettes à l’ombre, assis dans des fauteuils roulants. Soudain, un véhicule arrive en klaxonnant, faisant basculer tout l’hôpital dans une tension extrême. Un gamin de 13 ans, tétanisé par la douleur, les yeux révulsés, en est extrait, soutenu par son père. Sous son visage d’enfant, son corps est déformé, sa peau, de la ceinture jusqu’au cou, a brûlé, ses doigts semblent avoir fondu. Il hurle depuis des heures, d’un cri rauque, à bout de forces. «Papa, papa, arrête cette brûlure, papa !» Le père, magnifique, tente de le réconforter, une main posée sur ses cheveux noirs. Mohammed Hamid a la malchance d’être né à Ras al-Aïn. Et d’être kurde. Il dormait dans la maison familiale lorsqu’une bombe s’est abattue sur plusieurs maisons. « Toute la rue s’est enflammée, il y avait des morts et des gens enfeu qui couraient partout», raconte le père du gosse, Mohammed. Son fils est transformé en torche humaine. Il leur faudra près de douze heures avant de pouvoir l’évacuer vers l’hôpital. Dans la salle de soins où les infirmières s’affairent autour de lui, le jeune garçon supplie que l’on mette fin à son calvaire. Les médecins les plus aguerris, les combattants en armes et les journalistes présents dans la pièce sont pétrifiés. Il faudra l’assommer de morphine et attendre de longues minutes avant que la douleur commence à se dissiper et qu’un silence de plomb retombe sur l’hôpital. Pour quelques heures seulement. Jusqu’à ce que d’autres arrivent.

Les blessés qui sont maintenus en vie sont envoyés en ambulance vers des hôpitaux moins sommaires. Mais Qamichli se trouve sur une route truffée de nids-de- poule et jalonnée de points de contrôle tenus par les FDS et où l’on croise des convois de blindés américains abandonnant leurs bases militaires. A l’hôpital de la Miséricorde de Qamichli, où sont soignés des rescapés, combattants et civils, de cette offensive turque, le sentiment d’abandon et de trahison est aussi présent que dans le cimetière des martyrs. Le Dr Jawan Hame, chirurgien orthopédiste, est revenu de Suède, où il a émigré, pour soigner les plaies de son peuple fracassé. Accoudé au comptoir d’accueil de l’hôpital, épuisé, il semble heureux de voir arriver des visiteurs sur leurs deux jambes : «Bienvenue en enfer. » Chaque jour, précise-t-il, il ampute des enfants, répare des corps déchiquetés. «Comme le dit l’adage, poursuit le médecin, les yeux humides, les Kurdes n’ont pas d’autres amis que les montagnes. Et malheureusement, au Rojava, nous n’avons pas de montagnes. » ■

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La Turquie utilise-t-elle des armes interdites?

Le Point | Par Guillaume Perrier (A Qamichli)

L’image de Mohammed, 13 ans et un visage d’ange ravagé par la souffrance, est en passe de devenir le portrait de l’invasion du nord de la Syrie par les Turcs. Une image représentative de la tragédie kurde, comme celle d’Aylan Kurdi, gamin de Kobané mort noyé en mer Egée en 2015 alors que lui et sa famille tentaient de rejoindre l’Europe. Originaire de Ras al-Aïn, Mohammed a été brûlé sur tout le corps après que sa maison a été frappée par un bombardement nocturne.

Il n’est pas le seul à présenter de telles blessures. En convalescence dans un dispensaire de Qamichli, deux combattants arabes des Forces démocratiques syriennes racontent avoir été frappés par un obus à Ras al-Aïn. Ils ont la peau calcinée, noircie du crâne aux orteils. De quoi alimenter les soupçons d’emploi par la Turquie d’armes non conventionnelles, notamment de bombes au phosphore blanc, produit dont l’utilisation est interdite sur les zones peuplées de civils depuis les années 1990, mais qui peut être utilisé comme agent incendiaire ou comme protection par écran de fumée. En 2017, Amnesty International a accusé la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis de s’en être servie au cours de la bataille de Raqqa.

Les Kurdes dénoncent l’utilisation d’« armes chimiques », catégorie dans laquelle le phosphore blanc n’entre pas. Depuis les années 1980, le PKK en guerre contre la Turquie affirme régulièrement être victime d’armes non conventionnelles. Au début des années 1990, l’armée turque fut soupçonnée d’utiliser du napalm pour déboiser les zones montagneuses où se retranchait la guérilla. Même si les preuves n’ont pas été clairement établies, la Turquie a un passif en la matière. Pour mater la révolte du Dersim, en 1937, elle largua de l’ypérite - le gaz moutarde - sur les Kurdes. Mais en 1997, mettant en application la Convention sur l’interdiction des armes chimiques, la Turquie a détruit ses stocks. Elle rejette catégoriquement les accusations ■

GUILLAUME PERRIER (À QAMICHLI)

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Ces djihadistes au service des Turcs

Le Point | Par JÉRÉMY ANDRÉ

«Force chimérique».
Pour mener ses conquêtes, Ankara a pactisé avec des anciens de Daech et d’Al-Qaïda.

Elle était une allégorie vivante de la femme kurde, cheveux d’un noir de jais, sourire paisible, regard étincelant. Hevrin Khalaf, politicienne syrienne de 34 ans, a été torturée et exécutée samedi 12 octobre par des combattants d’Ahrar al-Charkiya, un groupe armé employé par la Turquie dans son invasion.

Le rapport d’autopsie établi à l’hôpital de Derek, sa ville natale, dans l’extrême nord-est de la Syrie, énumère les cruautés de ses bourreaux : «Plaie par balle de

12 centimètres sur 1,5 centimètre avec les chairs carbonisées autour, depuis la tempe droite jusqu’à la bouche, fractures aux os temporal, malaire et mandibulaire, la zone est enfoncée... » La description technique des sévices commis sur le corps de cette simple civile se prolonge ainsi sur deux pages.

Dopés à la propagande militaire, les médias turcs se sont réjouis de l’élimination de cette «terroriste». «Ce n’était pas une combattante, elle n’a jamais utilisé d’armes de sa vie, conteste Serzat Hussein, un ami de longue date qui vit à Qamichli, contacté par messagerie. C’était une femme calme, mesurée, qui était très écoutée dans notre société. Ils l’ont tuée parce qu’elle était une des personnalités les plus populaires chez les Kurdes et les Arabes du nord de la Syrie. C’était une vraie démocrate. » Avec le soutien des Américains, cette ingénieure avait fondé en 2018 le Parti pour le futur de la Syrie. Cette formation se voulait indépendante du PYD, parti syrien frère du PKK, le grand mouvement insurgé kurde de Turquie. Le but était alors de donner des gages à Erdogan, selon lequel le Nord-Est syrien servait avant tout de base de repli à ses ennemis jurés.

Hevrin Khalaf n’est que la plus célèbre des victimes d’exécutions sommaires perpétrées le même matin par Ahrar al-Charkiya sur une portion de la M4, la grande route qui traverse tout le nord du pays, de Qamichli, à l’est, à Manbij, à l’ouest. Outre la cheffe de parti, son chauffeur et l’un de ses adjoints, au moins six autres civils ont été tués ce jour-là au même endroit, d’après l’administration kurde - selon nos recherches, quatre de ces exécutions sont confirmées par des images. Car les membres du groupe «rebelle» pro-turc n’ont pas hésité à se filmer et diffuser leurs exactions sur les réseaux sociaux.

Des mises en scène sordides et grotesques : on y voit par exemple un homme à terre, ligoté, touché de 25 balles. Le commandant du groupe armé Ahrar al-Charkiya, Abou Hatem Chakra, apparaît sur une photographie prise dans le même contexte. Hilare, il y tient par l’épaule deux civils faits prisonniers, agenouillés. Ces deux captifs ont été présentés vivants dans une vidéo le 16 octobre. Sous-entendu: ceux qui se rendent sans résister seront (peut-être) épargnés.

Ces documents sur les exactions du 12 octobre sont loin d’être les seules preuves d’exécutions sommaires. Selon le VDC-NSY, une organisation qui documente les crimes des groupes armés dans le nord de la Syrie, une vidéo et cinq photos diffusées le lendemain montrent d’autres combattants d’Ahrar al-Charkiya posant devant des cadavres de civils dans les environs de Suluk, à mi-chemin entre la frontière turque et la M4. Trois photographies du 17 octobre immortalisent quant à elles des membres de la division Sultan Mourad, une milice turkmène, manipulant et exhibant deux cadavres de commerçants delà ville-frontière à majorité kurde de Serêkaniyê (Ras al-Aïn en arabe). Les victimes sont couvertes de sang et ont visiblement été mitraillées.

Les auteurs de ces assassinats ne cachent même pas leurs intentions. Dans une vidéo filmée le 19 octobre avant un assaut aux abords du mur-frontière, un combattant de Sultan Mourad avertit : «Nous venons pour vous, athées du PKK. Nous prions Allah de nous débarrasser de ces cochons.» D’autres «rebelles», dans une séquence non datée, prise dans la même ville de Serêkaniyê, surenchérissent : «Nous venons pour vous décapiter, vous infidèles, vous apostats!» Après la chute complète de ce bastion kurde, dimanche 20 octobre, une vidéo prise par un combattant avec son téléphone portable donnait à voir une scène de pillage.

Pour ceux qui ont suivi l’opération « Rameau d’olivier », l’invasion d’Afrine, ville kurde du nord-ouest de la Syrie, prise par la Turquie et ses supplétifs en mars 2018, rien de tout cela n’est une surprise. L’opération «Source de paix», lancée ce mois d’octobre 2019, n’en est que le second volet, avec les mêmes acteurs. Pour mener ses conquêtes dans le nord de la Syrie, la Turquie emploie ce que le chercheur américain Nicholas Heras, du Centre pour une nouvelle sécurité américaine, a baptisé une «force chimérique ». Si les Turcs les présentent sous le titre ronflant d’« Armée nationale syrienne », divisée en « légions », ces mercenaires sont loin de former un ensemble unifié mais dessinent plutôt une constellation de groupes locaux plus ou moins radicaux et parfois rivaux. En théorie, ces unités emploient seulement des « rebelles » syriens ; aucune n’est censée appartenir à la galaxie du djihad international, Al-Qaïda ou Daech. En pratique, des étrangers et des djihadistes ont bien été repérés dans leurs rangs.

« Nous venons pour vous décapiter, vous infidèles, vous apostats ! » Des miliciens pro-turcs

Supplétifs. Longtemps très discret, Ahrar al-Charkiya constitue l’un des supplétifs les plus extrémistes au service de la Turquie. Fondée par un chef religieux de l’Etat islamique en Irak originaire de Mossoul, cette faction a recyclé des anciens du Front al-Nosra, l’ancienne branche d’Al-Qaïda en Syrie, et de Daech. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est très précisément ce groupe qui, selon une enquête du quotidien britannique The Telegraph, a récupéré certaines des femmes de Daech jusque-là détenues dans le camp d’Aïn Issa. Des Françaises et leurs enfants se sont échappés du même camp et restent introuvables.

Les membres d’Ahrar al-Charkiya sont en majorité originaires de la région de Deir ez-Zor, une grande ville du sud-est de la Syrie. Leur chef, Abou Hatem Chakra, est issu de la puissante tribu des Baqara et est lui-même un ancien d’Al-Nosra et d’Ahrar al-Cham. Ce pedigree ne l’a pas empêché d’être décoré en février par la Turquie pour son rôle dans la «protection des propriétés» à Afrine. Une décoration pour le moins ironique : ses hommes sont parmi les plus impliqués dans la terreur, les pillages et les rackets contre les habitants.

S’en sortira-t-il de nouveau avec une médaille ? Ses récents exploits l’ont rendu célèbre. Dès le 15 octobre, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’Onu est allé jusqu’à dénoncer nommément Ahrar al-Charkiya, qualifiant de «crimes de guerre» les exécutions sommaires du 12 octobre. Et le vendredi qui a suivi, Amnesty International - organisation pourtant régulièrement accusée par les Kurdes de clémence envers leurs adversaires turcs et rebelles - s’est fendue d’un communiqué explosif: «La Turquie ne peut pas échapper à ses responsabilités en externalisant ses crimes de guerre à des groupes armés», s’est emporté son secrétaire général, Kumi Naidoo ■

 

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Idéologie.

Les réseaux du dictateur œuvrent en sourdine sur plusieurs fronts.

Le Point | PAR CLÉMENT PÉTREAULT

Le scénario varie peu. A chaque manifestation autour de la question kurde, les services de police sont en alerte. Depuis le lancement de l’offensive turque dans le nord de la Syrie, les villes de Mulhouse et de Strasbourg, par exemple, ont connu trois manifestations pour la défense du Rojava (le Kurdistan syrien). Toutes ont été traversées par de brefs mais intenses moments de tension, notamment lorsque les cortèges kurdes ont croisé de jeunes militants pro-Erdogan. Par trois fois, les autorités ont dû intervenir. Le 12 octobre, à Strasbourg, les policiers se sont interposés entre des manifestants qui se poursuivaient dans la rue. Les 16 et 19 octobre, à Mulhouse, la police a tiré des gaz lacrymogènes et plusieurs personnes ont été interpellées au cours de ces événements, comme souvent dès qu’il s’agit de manifestations qui impliquent des partisans du président Erdogan.

La France s’est habituée aux poussées de fièvre politiques sporadiques, à l’importation des conflits étrangers sur son sol : coup d’Etat à Ankara, élections en Turquie, guerre en Syrie... La pièce qui se joue sur la scène internationale se décline quasi systématiquement dans sa version française. Les autorités anticipent ces transpositions locales - parfois violentes - des tensions turco-syriennes, car un activisme intense autour des questions géopolitiques turques s’est développé en France, et tout particulièrement en Alsace.

D’abord parce qu’on y croise une importante communauté turcophone, mais surtout parce que cette région, au cœur de l’Europe, fait l’objet de toutes les attentions de la part des réseaux proches du président turc. «L’instrumentalisation de la diaspora turque reste à l’ordre du jour pour le pouvoir d’Ankara. Mais aux thèmes de mobilisation “classiques”, comme la négation du génocide arménien et les accusations lancées contre les Kurdes autonomistes du PKK, se sont ajoutés celui de la dénonciation de la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens et celui de la dénonciation de l’islamophobie, en France en particulier. Ces deux sujets permettent de “ratisser” large, bien au-delà de la seule communauté turque de France», explique la journaliste Ariane Bonzon, autrice de «Turquie, l’heure de vérité» (Empreinte, 2019).

Maillage. Les réseaux qui permettent le contrôle social de la communauté et la conduite d’un agenda politique gravitent autour des institutions locales et européennes grâce à un maillage d’organisations non gouvernementales, d’associations, de partis politiques et de structures religieuses de tous types. C’est par exemple en Alsace qu’est né le Parti égalité et justice (PEJ), une émanation politique à tendance communautariste de l’association Cojep, qui structure et accompagne les réseaux d’Erdogan sous couvert d’œuvrer «pour la justice, l’égalité et la paix». Ce parti, qui «donne rendez-vous» aux prochaines municipales, défend notamment l’idée d’un «moratoire sur la laïcité» et lutte contre «l’enseignement de la théorie du genre» à l’école [lequel, rappelons-le, n’existe pas, NDLR]. En Alsace toujours, les organisations kurdes ont également pignon sur rue, tout comme l’opposition kémalisme turque du CHP, qui dispose d’un local associatif permanent dans la ville voisine de Hoenheim. Les militants kurdes sont aussi adeptes des opérations spectaculaires : en février, une trentaine d’entre eux ont été interpellés après avoir envahi l’agora du Conseil de l’Europe, dans le quartier des institutions européennes.

Si l’intervention militaire en Turquie a réveillé quelques tensions entre des communautés turque et kurde en France, force est de constater que la situation demeure plus calme qu’au lendemain de la tentative de coup d’Etat contre le président turc, événement qui avait entraîné une vague de violences sur tout le territoire français. Depuis la victoire d’Erdogan à la dernière élection présidentielle, les canaux classiques de propagande turque en France se sont tus ou presque : «L’antenne française de l’agence de presse Anatolie a licencié l’essentiel de ses effectifs et la frénésie de publications contre la France a ralenti sur les sites communautaires francophones pro-Erdogan, qui se contentent désormais de traduire des articles favorables au pouvoir», explique un universitaire franco-turc. Sur le terrain, les activistes pro- Erdogan semblent avoir changé de méthode : «Les supporteurs d’Erdogan en France se font plus discrets et beaucoup plus disciplinés en public. Il n’est pas exclu qu’ils aient reçu des consignes de retenue de la part des représentants de l’Etat turc en France, lesquels mènent en revanche un travail de fond sur l’organisation du tissu associatif franco-turc, dans le domaine éducatif et religieux», explique un observateur chevronné des communautés turques en France.

« La victoire de la Turquie dans l’opération Source de paix serait celle de l’ensemble du monde musulman, celle de la justice. » Site Redaction.media.

S’il y a bien un événement qui permet de mesurer l’effet de ces réseaux structurants, c’est le match France-Turquie du 14 octobre. Les organisations politiques et associatives ont pris les choses en main pour que le match se déroule sans accroc. Dans les heures qui ont précédé la rencontre, des consignes ont circulé entre les supporteurs via des sites communautaires et des boucles WhatsApp. «Respect inconditionnel et total des hymnes nationaux (...) ne nous ridiculisons pas aux yeux de la communauté internationale sur ce point et évitons des sanctions inutiles pour notre fédération (...), restons dans le sport, ne pas tomber dans le piège de la contre- réaction», écrivent les rédacteurs du média Sport-Turquie, relayés par d’autres médias destinés à la collectivité turque en France. Comme on le sait, la rencontre s’est déroulée dans une ambiance électrique, avec peu d’incidents à déplorer : un salut militaire des joueurs turcs (coupé lors de la retransmission) et une banderole « Arrêtez de massacrer les Kurdes » déployée à la 86e minute, aussitôt retirée par les stadiers... Ce dernier incident, en apparence anodin, fait l’objet d’une communication intense - et plutôt grossière - sur les sites d’information francophones communautaires turcs : «Malgré les fouilles à l’entrée du stade, des partisans du YPG-PKK [parti kurde et organisation politique kurde armée, NDLR] ont réussi à emmener dans les tribunes des pancartes pro terroristes. Ils ont été repérés par les policiers turcs, qui ont informé le directeur de la sûreté turque. Les provocateurs ont été identifiés sur les caméras de surveillance et la police française a été informée à leur sujet», nous apprend le site francophone de la télévision publique turque TRT dans un article fort instructif intitulé « La police turque a empêché les provocations du PKK lors du match France-Turquie». On y apprend, entre autres choses, que des policiers turcs étaient présents dans le stade, en civil, «pour empêcher les provocations de l’organisation terroriste séparatiste PKK». Si la présence de policiers étrangers dans les stades lors de matchs est une pratique courante, la feuille de route énoncée ici diffère totalement de celle communiquée par l’UEFA : « Comme pour chaque match, l’UEFA a été en contact avec les deux associations et les autorités de police pour assurer la sûreté et la sécurité des équipes, des officiels et des supporteurs», explique l’organisation internationale sportive au Point. Assez loin, donc, de l’idée d’empêcher les «provocations du PKK».

Ressortissants. Les discours francophones relayés par les médias communautaires acquis au pouvoir turc reflètent cette préoccupation de conserver la main sur les ressortissants franco-turcs, voire de l’étendre à l’ensemble des citoyens de confession musulmane, bringuebalés par les sempiternels débats sur la question du voile : «La victoire de la Turquie dans l’opération Source de paix serait celle de l’ensemble du monde musulman, celle de la justice. Sa chute serait sans aucun doute celle de tous les opprimés du monde», avance ainsi le site Rédaction, media, obsédé parla «désinformation des médias occidentaux» dans un article intitulé : « Source de paix : la vérité face à la propagande noire contre l’opération de la Turquie en Syrie ». Tout un programme ■