Le peuple kurde, une histoire d'occasions manquées

mis à jour le Mardi 22 mai 2018 à 16h56

Nouvelobs.com

Pourquoi les occidentaux ont-ils laissé tomber les Kurdes, leurs alliés dans la lutte contre Daech? Jamais ce peuple sans Etat n’aura réussi à faire de sa cause un enjeu international. Le chercheur Jordi Tejel retrace leur histoire ponctuée d’occasions manquées

 

Jamais ce peuple sans Etat n’aura réussi à faire de sa cause un enjeu international. Le chercheur Jordi Tejel retrace leur histoire ponctuée d’occasions manquées.

Malédiction du peuple kurde... Emmanuel Macron reçoit à l’Elysée le 29 mars une délégation des forces démocratiques syriennes kurdes mais assure aussitôt après qu’aucune nouvelle opération militaire n’est envisagée dans le nord de la Syrie pour protéger ses alliés contre les assauts de la Turquie...

Pourquoi l’Occident et les Etats-Unis les ont-ils abandonnés à la fureur du despote Erdogan et de ses affidés djiha-distes à Afrin ou à celle de l’armée irakienne et de ses supplétifs iraniens à Kir-kouk? Ces Kurdes avaient pourtant été assez bons et braves pour jouer les fantassins de nos armées qui ne voulaient pas engager de troupes au sol, afin de combattre chez eux les terroristes qui venaient chez nous ensanglanter les rues.

On a chanté les louanges de leurs guerrières aux tresses noires qui mettaient en fuite les djihadistes de l’organisation Etat islamique, terrorisés à l’idée d’être tués par des femmes, ce qui, dans leur eschatologie primitive, ne manquerait pas de les priver du paradis. Car les Kurdes ont bien lavé l’honneur de ceux qui, en 2014, avaient livré sans résistance des provinces entières de l’Irak et de la Syrie à Daech.

Eux se souvenaient que la communauté internationale présentait la lutte contre le terrorisme islamiste comme une priorité existentielle. Une fois l’ennemi vaincu, nos frères d’armes ont donc rêvé qu’on les aiderait à consolider ces petits Kurdistan arrachés de haute lutte aux pouvoirs centraux en Irak ou en Syrie. Las. Entre-temps, l’EI était défait, chassé de Mossoul et de Raqqa. Soulagement en Europe et aux Etats-Unis qui se sont empressés d’oublier ces alliés de circonstance. Malédiction du peuple kurde donc dont l’histoire se répète encore et encore. Peuple enchâssé au cœur de toutes les complexités orientales puisque, tandis que les Etats oppriment leur propre minorité kurde, ils soutiennent les Kurdes des Etats voisins. Leurs mouvements ont ainsi été contraints, pour exister, de créer des alliances contre nature avec des Etats oppresseurs. Etemels minoritaires àmater ou à acheter, mais pas à reconnaître dans leur spécificité nationale. Jamais, ils n’auront réussi comme les Palestiniens, autres sacrifiés de l’histoire du Moyen-Orient, à faire de leur cause un enjeu international.

Et pourtant la création d’un Etat fédéral en 2005 en Irak a permis la reconnaissance entière de l’identité kurde. Même si l’allié américain n’a pas sourcillé lorsque Bagdad, à l’automne dernier, a récupéré par la force la région pétrolière de Kirkouk, et fermé les frontières du Kurdistan. Reste, puisqu’il faut continuer à espérer avec ce peuple qui n’a jamais baissé les bras, que leur lutte contre Daech a lait émerger une nouvelle dynamique unificatrice. Comme l’explique le chercheur Hamit Bozarslan, un des meilleurs spécialistes de la question kurde : « Il y a trente ans, personne n’était sûr que les Kurdes survivraient comme communauté. Aujourd’hui on constate leur montée en puissance.


Les Kurdes, qui comptent entre 30 et 40 milliona de personnes sur quatre paya, Turquie, Iran, Irak et Syrie, ont-ils toiÿours été un peuple sans Etat?

Il n’y a jamais eu d’Etat kurde unifié, bien que l’existence d’un Kurdistan ait été reconnue il y a très longtemps par les souverains, les sultans... Cette « terre des Kurdes » sera longtemps caractérisée par des frontières mouvantes. La chaîne de montagnes qui sépare la Turquie de l’Iran en constitue l’épine dorsale. Au fur et à mesure que les tribus nomades se sédentarisent, elles colonisent de nouvelles terres. Les féodaux kurdes contrôlent des espaces de plus en plus vastes aux populations très mêlées. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, début de la phase génocidaire qui finira par vider l’Anatolie de ses populations chrétiennes, permettant ainsi aux grandes tribus kurdes de faire main basse sur toutes les terres de ces communautés éradiquées.

Pourquoi ont-ils tardé à prendre conscience de leur identité?

Longtemps les Kurdes se sont identifiés à l’esprit ottoman et à l’institution du califat Ils jouissaient de nombreux privilèges en échange des services qu’ils rendaient, comme protéger les pèlerins en route vers La Mecque, contrôler les régions frontalières, surveiller les minorités rebelles, etc. Appartenant au groupe majoritaire sunnite, ils ne se percevaient pas comme une minorité. Mais des lettrés kurdes s’interrogent dès les xviT-xviiT siècles sur leur spécificité, leur pays à cheval sur deux empires, l’ottoman et le perse. Ce qui freine l’émergence d’une véritable conscience, c’est la définition encore très restrictive qu’ils ont de la kurdicité. Sont « kurdes » exclusivement les hommes de la caste aristocratique guerrière issue des tribus nomades. Sont exclus les femmes, les paysans et toute la population sédentaire. Pour eux, les paysans kurdophones sont des « rayat », des serfs, au même titre que leurs sujets chrétiens.

Comment cette prise de conscience a-t-elle finalement émergé?

Elle passe par le contact, au tournant des XIXe et XXe siècles, avec les « millets », les minorités non musulmanes de l’Empire, comme les Arméniens qui participent activement à la vie politique, se battent pour leurs droits, ont des députés au Parlement ottoman, et vont même contribuer à fonder le parti des Jeunes-Turcs - sans se douter que ces derniers mettront en œuvre le génocide de 1915. Parallèlement se produit un phénomène de réaction contre la montée des revendications des minoritaires. Certains segments de la société kurde y voient une menace pour leurs privilèges et rejettent l’égalité entre communautés. C’est ce qui explique que les tribus kurdes se joindront à l’appel lancé par le sultan Abdulhamid, et participeront par solidarité panislamiste aux premiers grands massacres qui viseront les Arméniens en 1884 et 1886. Certains sont bien sûr motivés par la perspective de s’emparer des maisons, de l’or, des terres. Dans votre ouvrage « la Question kurde : passé et présent», vous analysez l’occasion manquée d’un Kurdistan indépendant en1920. Comment expliquer cet échec?
Les pourparlers de paix au lendemain de la Première Guerre mondiale offrent aux Kurdes la perspective unique de fonder un Etat souverain. Signé en août 1920, le traité de Sèvres prévoit en effet la création de deux Etats en Anatolie orientale: un arménien au nord, un kurde au sud. Mais à Istanbul, une partie des « nationalistes kurdes » continue de rêver à une solution « autonomiste » au sein du nouvel Etat turco-musulman. C’est d’ailleurs ce que Mustafa Kemal promet à tous ceux qui le rejoindront dans son offensive contre les forces étrangères. « Dans la nouvelle Turquie, nous serons tous frères », jure-t-il aux chefs tribaux qu’il sollicite au nom de la solidarité musulmane - air connu. Les chefs kurdes d’Anatolie le rejoignent en masse et dénoncent publiquement le traité de Sèvres, jurant qu’ils s’opposeront à l’amputation du territoire comme à la création d’une entité arménienne, fut-ce au prix d’un renoncement à une patrie kurde.

Comment comprendre une attitude aussi dommageable à leurs propres intérêts ?

Le passé les rattrape : c’est le génocide des Arméniens de 1915 qui explique leur rejet du traité de Sèvres. Ils ont été en effet les principaux exécutants des massacres. Ils craignent d’être jugés pour leurs crimes. Ils redoutent aussi de devoir rendre aux Arméniens les terres confisquées entre 1895 et 1915. Résultat : le traité de Sèvres ne sera jamais appliqué. Trois ans plus tard, Mustafa Kemal victorieux signe à Lausanne un traité définitif où ne figure plus aucune mention d’Etat arménien - ni kurde. Au lieu de l’autonomie espérée, cet échec ouvre une longue période d’épreuves. Mustafa Kemal ne tiendra pas ses promesses, bien au contraire. En Syrie sous mandat français, on laisse les Kurdes assez libres, mais sans leur garantir aucun droit particulier. Et en Iran, les régimes successifs mèneront, comme en Turquie, une entreprise d’assimilation sans merci et de répression sauvage à la moindre résistance. Des quatre pays de l’espace kurde, l’Irak sous mandat britannique est le seul à reconnaître le statut de minorité des Kurdes et à leur octroyer des droits culturels. Et pourtant c’est en Irak que les massacres dans les années 1980 seront les plus terrifiants. On se souvient des attaques à l’arme chimique par Saddam Hussein. L’opération Arîfal en 1988 fera 200000 à 300000 morts chez les Kurdes.

Le Kurdistan irakien a étéfaçonné par la rivalité entre deux grandes familles, les Talabani et les Barzani. S’agit-il d’une rivalité de type « féodale » ?

Ces deux familles sont opposées à bien des égards. Les Barzani sont issus d’une région montagneuse, plutôt religieuse. Le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) qu’ils fondent en1946 est un parti autonomiste de droite, conservateur sur les questions de société. Or, à partir des armées 1950, on observe comme dans tout le Moyen-Orient un grand changement générationnel. Les idées de gauche ont partout le vent en poupe, la jeunesse éduquée s’embarque dans un important processus de radicalisation. Au sein du PDK, une aile gauche naît, en réaction au conservatisme des aînés. C’est de là qu’émerge un brillant étudiant de droit, issu d’une famille elle aussi très influente, les Talabani. Jalal Talabani fonde l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), un parti positionné plus àgauche, ouvert au dialogue, voire au compromis avec des partis non kurdes, comme le PC irakien, et plus tard le Baas.

Quelle est la cause de leur mésentente?

La rivalité entre ces deux partis débouche, à partir des années 1990, sur la division du Kurdistan en deux zones d’influence, chacun exerçant un contrôle total sur sa zone, ses ressources économiques, son commerce frontalier, l’un avec la Turquie, l’autre avec l’Iran. Le durcissement de la compétition pour les ressources débouche en 1994-1996 sur une véritable guerre civile. L’invasion américaine de l’Irak en 2003 bouleverse la donne en transformant le pays en un Etat fédéral. Sous la pression de Washington, les deux bords sont contraints de s’accorder. Mais au-delà des enjeux politiques, des intérêts matériels pourrissent la relation. La population voit désormais ces partis comme corrompus, clientélistes, utilisant le nationalisme pour faire taire l’opposition. Ils sont devenus comme tous les partis de la région, des groupes d’intérêt politico-économiques générateurs de corruption généralisée doctrinaires. Prêts à tout pour obtenir le monopole, ces groupes s’entre-tuent entre 1978 et 1980. Puis le leader du PKK Abdullah Oçalan se retire avec ses hommes en Syrie, qui leur donne l’asile, pour se préparer militairement à l’affrontement final avec ses concurrents. Le coup d’Etat militaire de1980, en décapitant toute la mouvance gauchisante, lui épargnera cette peine. Oçalan ne s’en prendra à l’Etat turc qu’à partir de 1984. C’est la lutte armée et l’enchaînement d’actions réactions avec le pouvoir qui le fera connaître auprès des masses kurdes. A la fin des années 1980, le PKK règne en maître sur tout le Kurdistan. En Anatolie, ses hommes tiennent des régions entières, qui échappent ainsi au contrôle d Ankara. Ce tour de force, ils le doivent à leur discipline de fer et à leur fonctionnement stalinien. Tout membre du PKK qui dévie de la ligne du parti est jugé devant un tribunal spécial, est invité à réfléchir sur sa faute, se repentir et doit subir le redressement décidé par le juge. Le PKK ne se trompant jamais, personne ne peut le critiquer.

Mais le PKK a changé d’idéologie...

Oui, plusieurs fois. A sa création, il se donnait pour mission d’obtenir un grand Kurdistan unifié. Il a renoncé à cette idée. Ilvoulaitétablirle communisme, il a abandonné cette idée aussi, et retiré le marteau de son drapeau. Après l’arrestation d’Oçalan en 1999, le PKK traverse une crise d’identité et de stratégie. Il décide de changer, de s’enraciner là où il se trouve, de se transformer en changeant le profil social des recrues. Et il entame une nouvelle mue idéologique baptisée « confédéralisme démocratique ». Le but n’est plus de créer un nouvel Etat-nation, mais une organisation de type anarchiste avec un processus décisionnel de bas en haut. Une telle organisation peut se couler dans les structures existantes. Le Rojava - le Kurdistan syrien - très influencé par le PKK, a mis en place cette organisation qui part du quartier, monte vers la commune et aboutit au canton. On ne sait pas jusqu’à quel point ces théories sont appliquées. Mais, en tout cas, elles montrent que la menace de sédition et de séparatisme dont Erdogan accuse sans cesse les « terroristes kurdes » n’existe plus. Reste qu’il est difficile de comprendre ce qu’ils veulent et vers quoi ils tendent

Les alliés du PKK au Kurdistan syrien sont toujours dépeints avec beaucoup d’admiration par la presse internationale.

Il faut dire que leur discours est très sympathique. Le Parti de l’Union démocratique (PYD), organisation sœur du PKK au Rojava, dit travailler à créer des espaces autonomes vis-à-vis de l’Etat, à faire avancer le féminisme, l’éducation, l’écologie. Qui ne serait pas admiratif, surtout comparé aux tristes performances des régimes environnants ? De plus les Unités de Protection du Peuple (YPG), avec leurs fameuses combattantes, ont réussi à déloger Daech, c’est remarquable. Reste que ce nouveau système n’est inclusif que sur le papier. Si une radio indépendante diffuse des messages qui s’écartent du PYD, la station est fermée, avec violence s’il le faut Si un groupe de femmes dont les idées ne sont pas à 100% conformes aux féministes de l’appareil veulent une autorisation pour une activité, elles ne l’obtiendront pas. Sous le discours prétendument ouvert se cache en réalité une organisation extrêmement partisane et doctrinaire.

Est-ce que le PKK prend les décisions au Rojava ?

Le PKK s’est infiltre dans de très nombreuses associations de la société civile, et a réussi à les réorienter dans son sens en écartant un à un les éléments modérés. Il est devenu hégémonique. Mais cela ne veut pas dire qu’il contrôle tous les aspects de la société kurde. Seules les décisions stratégiques, de nature militaire et politique, sont prises dans les monts Kandil, au Kurdistan irakien où résident les leaders du mouvement

Selon vous, les Kurdes pourront-ils réaliser leurs aspirations nationales?

Les Etats de la région sont tellement jaloux de leur souveraineté qu’aucun mouvement kurde ne revendique plus un grand Kurdistan uni. Les différentes composantes se battent donc en ordre dispersé contre des gouvernements qui veulent les maintenir dans le statut d’étemels « minoritaires ». Malgré tout ces groupes discriminés sont aujourd’hui porteurs de valeurs de progrès social, ce qui représente un grand espoir. En Turquie, le Parti démocratique des Peuples (HDP), issu du mouvement kurde, a remporté en 2015 80 sièges au Parlement grâce à l’apport des démocrates turcs qui voienten lui laseule solution progressiste. Je constate que, dans l’autre dossier insoluble de la région, la Palestine, on a vu le Fatah évoluer vers les idées du Hamas, s’islamiser. Chez les Kurdes, toutes les tendances se réclament de la laïcité, du progrès, des droits humains. Les évolutions ne se font pas dans le sens de la fanatisation religieuse. C’est un motif d’optimisme. ■

Des combattantes de la milice YPG près de la ville de Ras al-Ain, reprise par les Kurdes en juillet 2013.
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Génocide des Arméniens auquel participent les Kurdes, «a Le traité de Sèvres entre Ottomans et Alliés prévoit la création de deux Etats, kurde et arménien. En 1923, le traité de Lausanne met fin au projet. «UDébutdelaguérila kurde du PKK en Turquie. «U L'opération Anfal en Irak fera 200 000 à 300 000 victimes kurdes. ZOOS L'Etat fédéral irakien reconnaît la nation kurde, an Les Kurdes syriens l’emportent sur Daech àKobané. an Les Turcs reprennent aux Kurdes syriens la vile d’Afrin.