Le pari turc de Jacques Chirac

Analyse par Natalie Nougayrède
LE MONDE [14 novembre 2006]

Lorsqu'il parle de la Turquie, Jacques Chirac évoque rarement la promesse, faite en 1963 par de Gaulle et Adenauer, d'intégrer un jour ce pays dans l'Europe. En onze ans de pouvoir, le président français ne s'est jamais rendu en Turquie en visite d'Etat. En 1998, Jacques Chirac accueillait pourtant son homologue turc, Suleyman Demirel, à Paris. C'était la première visite du genre depuis 1967. La diplomatie turque attendait, en retour, un déplacement de M. Chirac, en se souvenant que le général de Gaulle, lui, avait fait le voyage d'Ankara en 1968.
Cette visite qui n'a pas eu lieu, M. Chirac l'envisageait pourtant pendant son premier mandat. A partir de 2002, la chose est devenue difficile. Le rejet montant de la Turquie dans l'opinion française, les doutes inspirés par le grand voisin musulman de 70 millions d'habitants, la lassitude face aux élargissements européens, tout cela a concouru à une omission. M. Chirac a bien fini, en septembre, par aller contempler le mont Ararat, mais c'était du côté arménien de la frontière. Pourtant, à entendre ses conseillers, M. Chirac est resté, toutes ces années, fermement convaincu de la "vocation européenne" de la Turquie.

Sur ce point, il n'a pas évolué. Ce qui a changé, ce sont les circonstances, et notamment le tournant pris en 2002 par les Turcs, lorsqu'ils ont élu un gouvernement, certes modéré, mais islamiste. Sur la question turque, M. Chirac s'est mis à composer, au risque de brouiller le message.

On lui a connu, par le passé, de forts élans pro-turcs. En 1999, au lendemain du Conseil européen de Luxembourg qui avait accordé le statut de "pays candidat" à la Turquie, M. Chirac avait prêté son avion à l'émissaire européen, Javier Solana, pour qu'il apporte la bonne nouvelle à Ankara. En 1997, le président français regrettait publiquement que la Turquie ne soit pas invitée à rejoindre l'Europe au même titre que les pays de l'Est. Et, en 1995, c'est grâce aux efforts de son ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, qu'une union douanière était conclue entre la Turquie et l'Europe.

Le tropisme turc de M. Chirac a ceci de particulier que, contrairement à la politique qu'il a longtemps menée en direction d'autres pays du Proche-Orient et du monde musulman, cette approche n'a jamais reposé sur un fort lien personnel avec tel ou tel dirigeant local. Certains évoquent, certes, l'amitié nouée dans les années 1980 par M. Chirac, alors maire de Paris, avec l'ambassadeur turc de l'époque. Mais Ankara a connu depuis le début des années 1990 une succession de gouvernements différents sans que M. Chirac dévie de sa ligne.

Celle-ci repose sur plusieurs considérations. L'aspect stratégique et géopolitique : l'Europe aurait intérêt à s'élargir à la Turquie pour contribuer à la stabilité de ces régions orientales, et sa puissance n'en sera que renforcée (sur ce point M. Chirac est en parfait accord avec la diplomatie britannique). La question de l'islam et de la laïcité : l'Etat turc, avec son héritage kémaliste inspiré des valeurs de la République française, a valeur d'exemple dans un monde musulman travaillé par les extrémismes. L'intérêt propre de la France : en étant l'avocat de la cause turque, Paris conforte ses liens spécifiques avec le monde arabo-musulman. Enfin, il y a l'effet pédagogique : en lui ouvrant la porte, l'Europe aide la Turquie à se réformer, estime le président français.

Depuis quelque temps, M. Chirac manifeste pourtant bien plus d'ambiguïté que d'enthousiasme sur ce dossier. En octobre 2004, après que son parti, l'UMP, se fut prononcé contre l'intégration de la Turquie dans l'Union, il annonçait que la question, le moment venu, serait soumise à un référendum. En 2005, au lendemain du rejet par les Français de la Constitution européenne, son gouvernement pesait auprès des "Vingt-Cinq" pour que la reconnaissance de Chypre devienne une obligation pour Ankara.

En septembre, pendant sa visite à Erevan, c'est le déni turc du génocide arménien qui a été érigé par M. Chirac en nouvel obstacle à l'adhésion, sans que cette position soit endossée par l'Union européenne, qui s'en tient aux critère dits "de Copenhague". M. Chirac, qui évitait encore en 2004 d'employer le terme "génocide" pour désigner les événements de 1915, n'a pas toujours tenu le même discours. Il était peu favorable, en 2001, au vote d'une loi française reconnaissant le génocide arménien.

INFLEXIONS SUCCESSIVES

Ces inflexions successives font que M. Chirac a aujourd'hui de grandes peines à rassurer les responsables turcs. L'Elysée a été décontenancé d'entendre le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, présenter comme des "regrets" les paroles que lui avait tenues M. Chirac au téléphone, le 14 octobre, deux jours après le vote de la proposition de loi sur la pénalisation du déni du génocide arménien. M. Chirac voulait, dit son entourage, simplement se démarquer d'une loi qu'il juge inutile, tout en soulignant la necessité du travail de mémoire.

Alors, que croire ? "Jacques Chirac a sans doute convaincu les Turcs, ces derniers temps, qu'il était un adversaire de l'intégration de leur pays", constate Kirsty Hugues, de l'institut "Amis de l'Europe" à Bruxelles. "Mais la réalité, c'est qu'aux moments cruciaux il a toujours pesé dans le bon sens : pour l'intégration. La question de Chypre, qui pourrait faire dérailler les négociations, sera, d'ici au mois de décembre, un test important de l'attitude de M. Chirac."

Les flottements de M. Chirac ont pu être attribués à l'instrumentalisation de la question turque dans le débat français. "Sur ce dossier, il fait oeuvre tactique", observe Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), à Paris, "mais il reste fondamentalement favorable à une entrée de la Turquie dans l'Europe". Le refus de la Turquie, en 2003, de laisser les troupes américaines utiliser son territoire pour la guerre en Irak, et, plus récemment, l'envoi d'un contingent turc au Liban, sont des gestes qui ont plu à l'Elysée.

Pour y voir plus clair, peut-être faut-il se pencher sur les termes exacts de M. Chirac : "Négociation ne veut pas dire adhésion", déclarait-il en décembre 2004. Le processus prendra "probablement dix ou quinze ans", ajoutait-il, et "s'il s'avérait que la Turquie ne veut, ou ne peut pas, adhérer à l'ensemble des réformes (qui lui sont demandées, NDLR), l'Union mettra alors en place un lien suffisamment fort, qui ne soit pas l'adhésion".

La grande inconnue résiderait donc dans les intentions de la Turquie. Il sera toujours temps, ensuite, d'ajuster l'offre des Européens. Pour M. Chirac, l'adhésion est destinée à une Turquie hypothétique, réformée en profondeur, résolument démocratique, laïque, alignée sur les normes de l'Europe. Il ne sait s'il elle existera un jour, mais il en fait le pari.

Natalie Nougayrède

Article paru dans l'édition du 15.11.06