Le Nord-Est syrien à l’aube d’une crise humanitaire

mis à jour le Mercredi 16 octobre 2019 à 17h51

lemonde.fr | Allan Kaval (Erbil (Kurdistan irakien), envoyé spécial) | Le 16/10/2017

Le retour des troupes syriennes a contraint les ONG à quitter la région

Il y a dix jours, les vastes territoires contrôlés par les Forces démocratiques syriennes (FDS, à dominante kurde) dans le nord-est de la Syrie constituaient une zone de stabilité relative dont la reconstruction après des années de guerre avait commencé.

Mais, entre la poursuite de l’offensive turque, les combats désespérés menés contre elle par les FDS, la résurgence de l’organisation Etat islamique (EI) et le déploiement militaire du régime syrien, la région est à nouveau plongée dans un chaos qui laisse présager une crise humanitaire grave à laquelle les organisations non gouvernementales (ONG) ne sont plus en mesure de répondre. Toutes les ONG internationales ont arrêté leurs activités et retiré leurs employés, a annoncé, mardi 15 octobre, l’administration semi-autonome kurde.

Dès jeudi, le poste-frontière informel entre la Syrie et l’Irak, situé sur les bords du Tigre, était pris d’assaut par des centaines d’employés expatriés d’ONG internationales opérant dans la région, exfiltrés dès le début des opérations turques car occupant des postes non essentiels. Cette première vague de départs annonçait déjà l’exode général à venir des humanitaires étrangers du nord-est syrien.

« Départ massif et presque immédiat »

Les unes après les autres, les ONG internationales ont retiré leurs personnels alors même que quelque 400 000 personnes sont susceptibles d’avoir besoin d’aide et de protection dans les prochains jours, selon le Forum régional syrien, qui regroupe 73 ONG actives dans le pays.

« Ce départ massif et presque immédiat, c’est du jamais-vu ! On n’a aucun moyen de s’adapter à une situation pareille… On a devant nous la perspective d’une crise majeure à laquelle on ne pourra pas répondre », relève un humanitaire européen à Erbil, la capitale du gouvernement régional du Kurdistan irakien d’où était piloté l’essentiel de l’aide humanitaire à direction du Nord-Est syrien.

Malgré le début des opérations turques, mercredi, la plupart des ONG internationales avaient continué à travailler, à effectifs d’expatriés réduits. C’est l’entrée en scène des forces du régime de Damas, dimanche, qui a balayé brusquement le réseau humanitaire difficilement mis en place dans la région ces dernières années.

 « Le retour du régime dans le Nord-Est peut sonner l’arrêt total des opérations des principales ONG, résume François Dupaquier, expert humanitaire et spécialiste de la Syrie. La présence d’ONG internationales dans les régions contrôlées par les FDS est illégale du point de vue de Damas car elles se sont installées sans l’assentiment du gouvernement, dans la zone d’autonomie de facto qu’était le Nord-Est. »

Le régime de Bachar Al-Assad imposera-t-il aux ONG de s’enregistrer à Damas pour reprendre leurs activités ? Cela impliquerait un problème majeur d’impartialité, qui est un principe indérogeable de l’action humanitaire, par la soumission à la volonté du gouvernement syrien et à ses services de sécurité, soupçonnés d’utiliser l’aide humanitaire à des fins politiques, notamment en concentrant les efforts sur des populations loyales et privant les autres d’assistance, selon l’expert.

Le dilemme des ONG

Et même si les organisations humanitaires se lançaient dans des négociations avec le régime, celles-ci seraient susceptibles de se révéler longues et difficiles.

« Un tel processus est inacceptable pour beaucoup d’acteurs humanitaires internationaux qui se retrouvent devant le dilemme suivant : faire le jeu [du président syrien] Bachar Al-Assad ou laisser tomber des populations en souffrance… », relève M. Dupaquier.

De fait, la crise en cours et le départ des humanitaires se font déjà sentir sur le terrain. Avant même les combats qui ont jeté 160 000 personnes sur les routes, le Nord-Est syrien, ravagé par des années de guerre, comptait 861 000 personnes en situation aiguë de besoin, selon les Nations unies (ONU), et 605 000 déplacés, dont 130 000 dans des camps. Le départ des cadres des ONG internationales les laisse livrés à eux-mêmes.

« Imaginez un camp de réfugiés regroupant des dizaines de milliers de personnes qui se trouvent, du jour au lendemain, sans administration parce que le personnel est parti et sans approvisionnement parce que les routes sont coupées par les combats… C’est un désastre annoncé… », regrette un humanitaire occidental.

Entre l’absence de visibilité sur les développements militaires et politiques à venir depuis le déploiement des forces de Damas, l’éparpillement des personnels syriens exposés comme tous les habitants de la région aux périls de la guerre, le retour possible de l’appareil répressif du régime, la rupture des chaînes logistiques et des communications difficiles, répondre à l’urgence humanitaire à court terme paraît difficilement envisageable. « L’action humanitaire internationale dans le Nord-Est était déjà difficile, elle est devenue pratiquement impossible », résume une source proche du dossier, au Kurdistan irakien.

Les autorités locales du Kurdistan irakien anticipent des afflux importants. Ce camp à Bardarash devrait bientôt pouvoir accueillir 3000 personnes. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

Vers un exode vers le Kurdistan irakien

Dès lors, tous les regards se portent vers la frontière entre la Syrie et l’Irak. Si un exode massif de populations kurdes syriennes vers le Kurdistan irakien n’a pas encore été constaté, les acteurs humanitaires et les autorités de la région autonome se préparent.

D’après un document diffusé aux ONG par le gouvernement régional du Kurdistan irakien, les autorités locales anticipent des afflux importants et sollicitent une aide de la communauté internationale et des acteurs humanitaires pour la construction de trois camps de réfugiés.

« Le gouvernement du Kurdistan irakien table sur mille arrivées par semaine. On envisage, de notre côté, plutôt mille arrivées par jour, dans l’hypothèse très probable d’une intensification de la crise », observe Tom Peyre-Costa, porte-parole du Norwegian Refugee Council, une ONG européenne active en Syrie et en Irak.