Le Kurdistan de tous les dangers


12 mai 2008 | François Dorlot, Louise Beaudoin, Membre associée du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (CERIUM)

En Irak, à la ville comme à la campagne, on peut se promener en toute quiétude, prendre un bus ou un taxi sans jouer à la roulette russe, flâner dans les marchés bien approvisionnés, et même, homme ou femme, siroter tranquillement une bière à la terrasse d'un café.

Précisons. Pas partout en Irak, bien sûr, mais au Kurdistan, dans cette région de quatre millions d'habitants du nord du pays qui jouit d'une quasi-indépendance depuis 1991 lorsque la communauté internationale, France en tête, avait décidé, pour faire cesser les massacres menés par Saddam Hussein et autres Ali Le Chimique, de la soustraire à l'autorité de Bagdad.

Un État pour les Kurdes

C'est la première fois dans l'histoire, sauf quelques brefs intermèdes, que les Kurdes, cette nation de trente à quarante millions d'habitants dispersés entre cinq pays, disposent d'un État. Fortes de leurs effectifs militaires, composés de 100 000 redoutables «peshmergas» et de ses propres services de renseignements, les autorités kurdes ont réussi à mettre al-Qaïda en échec: depuis 2003, aucun attentat visant des étrangers n'a été commis. Et pourtant (ou grâce à cela...), on ne voit aucun soldat américain: l'aide militaire américaine se limiterait à une centaine de conseillers.

Cette stabilité amène de nombreux chrétiens ciblés par des attentats visant à les éliminer de l'Irak à s'installer au Kurdistan, en particulier à Aïn Kawa, dans la banlieue de la capitale, Erbil. Le récent assassinat de l'évêque de Mossoul a accentué cet exode.

Autonomie

Depuis, la Constitution irakienne de 2005 a consacré cette autonomie par la création d'un Parlement régional auquel ont été élus l'année suivante des députés d'une étonnante diversité: musulmans sunnites kurdes, chrétiens assyro-chaldéens, turcomams, et comprenant près d'un tiers de femmes. Mieux, cette constitution (bel exemple de fédéralisme asymétrique) a investi le nouveau gouvernement kurde de pouvoirs en matière de relations internationales, dont le droit à des représentants à l'étranger.

C'est d'ailleurs afin de mettre en oeuvre ces dispositions que le gouvernement, par l'intermédiaire de l'Institut kurde de Paris -- sorte de délégation générale pour l'Europe -- dirigé par M. Kendal Nezan, nous a invités par deux fois au Kurdistan. D'une façon pratico-pratique, les autorités kurdes voulaient savoir comment fonctionne le système tout à fait particulier de relations internationales d'un pays non souverain, le Québec, notamment en ce qui concerne le statut de «gouvernement participant» au sein d'une organisation intergouvernementale (la Francophonie).

De nouvelles frontières

Mais la construction du Kurdistan irakien se heurte à deux problèmes majeurs. Le premier est celui du tracé des frontières; 40 % des Kurdes d'Irak vivent en dehors du territoire sous contrôle kurde. La constitution prévoyait dès la fin 2006 la tenue de référendums destinés à adapter les frontières de ce territoire en fonction de la composition de sa population.

Comme souvent, là comme ailleurs, le pétrole est venu bouleverser ce plan. En effet, la ville de Kirkouk et ses environs sont riches en or noir. Historiquement, elle est majoritairement kurde, mais Saddam Hussein avait mené une politique de déportation des Kurdes pour les remplacer par des Irakiens, de sorte que cette majorité est fort érodée.

Par ailleurs, le puissant voisin turc s'oppose de toutes ses forces à ce que les champs pétrolifères de Kirkouk passent sous contrôle kurde, car cela donnerait de formidables atouts à la constitution d'un puissant État kurde indépendant, ce qui déclencherait des mouvements annexionnistes parmi les quelque 13 millions de Kurdes de l'est de la Turquie. Les Américains empêtrés dans les problèmes du Proche et du Moyen-Orient, et soucieux avant tout de ménager leur meilleur allié dans la région -- la Turquie -- ont baissé les bras et confié la patate chaude à l'ONU.

Le plan de l'ONU

L'ONU a accouché d'un plan compliqué, mais acceptable pour les Kurdes: les zones où les listes kurdes aux dernières élections ont obtenu plus de 70 % des suffrages seraient rattachées au Kurdistan; celles où ce chiffre serait inférieur à 50 resteraient irakiennes; là où celui-ci se situerait entre 70 et 50, il y aurait référendum, mais pas avant qu'un consensus ait été constaté, pour des raisons évidentes de probables dérapages et d'embrasements communs à la région.

Une fois de plus, la Turquie s'oppose à tout agrandissement de l'actuel territoire autonome, donc à ce processus.

L'action des Kurdes de Turquie

Selon M. Nezan, «les Kurdes ne peuvent être que des tribus arriérées et sauvages que la grande nation turque doit civiliser ou des terroristes à abattre». Rien d'étonnant donc que les droits culturels des Kurdes de Turquie soient limités à l'extrême et que l'enseignement de leur langue soit fort limité.

Pour faire valoir ces droits fondamentaux, les militants du PKK (Parti des travailleurs kurdes) ont relancé ces derniers temps des actions armées dirigées contre les militaires turcs. Ces combattants, estimant qu'en tant que membres de la nation kurde, ils peuvent agir comme bon leur semble, en Turquie comme en Irak, sans même en référer aux autorités du Kurdistan irakien, se sont arrogé le droit de se servir du territoire de ce nouvel État autonome comme base arrière.

Patience et retenue

Les résultats de ces opérations ne se sont pas fait attendre. Au nom de la défense de leur patrie, les Turcs, malgré l'opposition des Américains, ont lancé des opérations aériennes et terrestres visant le PKK à l'intérieur même de l'Irak et atteignant aussi, inévitablement, les populations civiles pourtant assoiffées de paix après des décennies de guerre et de massacres. Ils ont aussi profité de l'action du PKK pour accroître leur opposition au gouvernement du Kurdistan et faire déraper le processus de rectification des frontières en cherchant à instrumentaliser (sans grand succès semble-t-il) les minorités turcomanes pour qu'elles votent non aux référendums.

Quelle que soit la justesse de son combat, le PKK ne devrait-il pas faire preuve de plus de patience, de plus de retenue? Une meilleure réflexion stratégique ne devrait-elle pas l'inciter à ménager le nationalisme (ou plutôt l'ultranationalisme) turc? Ou du moins à ne pas liguer islamistes, militaires et modérés contre la cause kurde tout entière, en Irak comme en Turquie? Pour la première fois, un embryon d'État kurde viable et prometteur est en place. Il a besoin de souffle, de calme et de paix pour naître et s'ouvrir au monde. Entre sagesse et aventurisme, que choisira le PKK?

- M. Kendal Nezan donnera demain une conférence sous les auspices du CERIUM. Intitulée Les Kurdes en 2008: entre gains et reculs, elle aura lieu au 3744, Jean-Brillant, salle 6450, entre 16 h et 18 h.