Le grand écart du projet de Constitution irakienne

Info | 09.09.05 | par Mouna Naïm
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vec la remise au Parlement irakien d'un projet de Constitution définitive, un acte supposé fondamental pour le pays s'est joué. Les perspectives demeurent toutefois incertaines, sinon sombres. Au lieu de rassembler les Irakiens autour d'une vision commune, le document du 28 août a en effet creusé leurs divergences.
Les responsables politiques et les parlementaires auront néanmoins eu l'intelligence de ne pas mettre le texte aux voix. En l'absence de vote, les discussions informelles continuent pour tenter de rapprocher les points de vue, garantir au texte l'adhésion la plus large possible et éviter sa mise en échec lors du référendum constitutionnel programmé au plus tard pour le 15 octobre.

Un rappel des faits : le calendrier initialement prévu a subi d'innombrables reports. L'élaboration du projet de Loi fondamentale a requis de longues discussions avec les chefs des partis politiques afin d'aplanir les divergences de fond, inévitables dans un pays pluriethnique et multiconfessionnel, dont certains groupes ­ les chiites et les Kurdes ­ ont particulièrement pâti de la dictature déchue. Au bout du compte, les partisans d'une république laïque ont dû transiger ; ceux d'un régime islamique, atténuer leurs exigences ; les partisans d'un pouvoir centralisé, accepter l'idée d'un partage ­ pour peu qu'ils en soient bénéficiaires ; et ceux d'une gestion ultradécentralisée des ressources naturelles ­ essentiellement le pétrole et le gaz ­, concéder une certaine centralité.

DÉCENTRALISATION

A moins d'être amendé, le projet de Constitution est essentiellement un métissage des revendications kurdes et chiites. Il prévoit d'instaurer en Irak une république "fédérale", "parlementaire", "démocratique", où l'islam serait "une source principale de la loi", aucune législation ne pouvant contredire ses normes ni non plus les principes démocratiques. Un nombre illimité de gouvernorats peut se constituer en régions fédérales dotées de pouvoirs exécutif, législatif et administratif étendus, pour peu que les populations concernées soient consultées.

Le pouvoir central gère les richesses naturelles, non sans que quelques privilèges soient accordés, pour un certain temps ­ non défini ­, aux régions les moins bien traitées par l'ancien régime, c'est-à-dire chiites et kurdes. L'appartenance de l'Irak au "monde musulman" est entérinée, mais non au "monde arabe" dont seul "le peuple arabe en Irak" peut se revendiquer. Les langues arabe et kurde sont reconnues comme langues officielles sur l'ensemble du territoire.

Les Arabes sunnites en particulier, mais aussi des personnalités et formations chiites ainsi que les laïcs récusent le système fédéral au profit d'une large décentralisation administrative. Ils sont disposés à reconnaître une région autonome kurde dans le nord du pays, déjà prévue ­ mais jamais appliquée ­ par un accord de 1970 entre le pouvoir central et les chefs kurdes, puis confirmée dans les faits depuis 1992, à la faveur de la mise en quarantaine par la communauté internationale de l'ancien régime. A tort ou à raison, ils redoutent en revanche une agrégation de régions chiites s'étendant du Sud jusqu'à une partie du centre du pays, et qui, adossées à l'Iran, risquent de devenir une sorte de réplique ou d'avatar de la République islamique. Les régions du Centre, où les Arabes sunnites sont majoritaires, ne recelant pas de pétrole, ils craignent de devenir les nouveaux laissés-pour-compte du pays.

TEXTE HYBRIDE

Quel que soit le jugement que l'on porte sur ces objections et/ou appréhensions, et même en créditant les auteurs du projet des meilleures intentions, celui-ci porte en germe une division de l'Irak sur des bases communautaires. C'est aussi un texte hybride, qui juxtapose aux régions fédérales des gouvernorats qui, ayant choisi de demeurer des électrons libres, bénéficieraient d'une large décentralisation administrative.

Le texte cherche également à concilier des contraires. Mais il est difficile de combiner l'affirmation des principes de la démocratie ("le peuple est la source de l'autorité et de la légitimité de la loi" ) et l'assurance que l'islam, c'est-à-dire un dogme spirituel, est "une source principale de la législation" . Même si aucune disposition ne prévoit d'ériger en Irak un Guide suprême au-dessus des institutions, comme c'est le cas en Iran, ne se retrouve-t-on pas dans un projet de système apparenté à celui de la République islamique voisine dont les contradictions n'ont pas manqué de se révéler au grand jour ? On voit mal, par ailleurs, comment l'égalité de tous devant la loi et la justice pourra s'accommoder de la libre adhésion de chacun aux principes de sa foi, ce qui est une manière d'introduire, par la petite porte, les tribunaux religieux.

Plus fondamentalement, la question est posée de savoir si un pays qui, depuis les années 1960, a vécu sous une forme ou une autre de dictature ­ dont le régime de Saddam Hussein fut la caricature la plus cruelle ­ peut passer du jour au lendemain à une décentralisation aussi poussée que le fédéralisme, en l'absence de toute culture démocratique. D'autant que le pays demeure occupé, quelle que soit l'appellation donnée à la présence de la force multinationale conduite par les Etats-Unis.

Enfin, une Constitution intermédiaire n'était-elle pas plus adéquate le temps que le pays panse ses plaies ? Fallait-il à tout prix précipiter la rédaction du projet pour respecter un calendrier davantage dicté par des considérations américaines ­ que le haut patronage de l'ambassadeur des Etats-Unis, Zalmay Khalilzad, et les pressions publiques du président George W. Bush rendaient plus spectaculaires encore ­ que par l'intérêt bien compris du pays lui-même ?