Le défi de la partition en Irak



Claude Lévesque
Édition du lundi 15 janvier 2007

Des spécialistes proposent un «plan B» inspiré de l'expérience de la Bosnie des années 1990

Alors que le gouvernement américain vient d'adopter une nouvelle stratégie pour mettre fin au chaos en Irak, certains spécialistes des conflits proposent une solution de rechange plutôt taboue: gérer la partition du pays, qui de toute façon est en train de se produire.

Un garçon regarde les fenêtres trouées de balles d'une mosquée de Baqouba. Les violences sectaires ont fait plusieurs morts dans cette ville depuis la fin du régime de Saddam Hussein.
 Photo: Agence France-Presse
Plus précisément, il s'agirait d'aider les populations en danger à déménager dans des régions plus hospitalières plutôt que de laisser des extrémistes obtenir le même résultat par la violence.

Les Nations unies viennent justement de sonner l'alarme à propos du nombre grandissant de personnes déplacées à l'intérieur de l'Irak ou réfugiées dans les pays voisins en raison des violences intercommunautaires. L'organisation internationale calcule que 50 000 Irakiens sont chaque mois contraints de quitter leur foyer.

Dans des articles récents, deux chercheurs associés à la Brookings Institution, un groupe de réflexion de Washington, suggèrent qu'on s'inspire de l'expérience de la Bosnie (théâtre d'une guerre interethnique pendant les années 1990) et qu'on dote l'Irak d'un système politique (encore) plus décentralisé que ce que prévoit la Constitution actuelle, tout en aidant activement à la relocalisation des populations qui se sentent menacées dans les secteurs où elles sont minoritaires.

Selon Michael O'Hanlon et Edward Joseph, il est peut-être trop tard pour sauver l'Irak en augmentant temporairement le nombre de bottes américaines au sol et en accélérant la formation de l'armée irakienne, comme cela a été annoncé mercredi. Il serait grand temps, croient-ils, d'envisager le scénario du pire et d'élaborer un «plan B».

«La relocalisation sur des bases ethniques est détestable et n'est pas sans risques, mais, si elle est réalisée avec soin en tant que politique gouvernementale, elle peut se faire de façon moins traumatisante que dans les Balkans», écrivent-ils dans le dernier numéro de la revue The American Interest.

«La question est de savoir si les gens qui sont forcés de quitter leur foyer à Bagdad préfèrent l'être par des milices ou en vertu d'un accord tacite et avec l'aide du gouvernement et de forces étrangères», affirme Edward Joseph, professeur à l'université John Hopkins, dans un entretien téléphonique au Devoir.

La paix n'a été rendue possible en Bosnie qu'après le redécoupage du territoire sur des bases ethno-religieuses, affirment les deux experts américains.

Les transferts de population sont par ailleurs moins massifs quand il y a une entente de quelque sorte entre les parties, fait valoir Edward Joseph, qui a passé une dizaine d'années dans les Balkans, au sein de l'armée américaine puis au service des Nations unies. «Ce fut le cas quand les Serbes ont quitté la Croatie avec l'accord tacite de la Serbie et de la communauté internationale, dit-il. En comparaison, beaucoup plus de Musulmans de l'est de la Bosnie ont été déplacés ou sont morts dans les opérations de nettoyage ethnique avant que la communauté internationale, y compris les États-Unis, ne décide enfin de les aider à déménager.»

Cette vision va à l'encontre des recommandations de la commission Baker-Hamilton mais correspond assez bien aux positions défendues par quelques parlementaires américains, dont le sénateur Joseph Biden, vétéran démocrate du Comité des affaires étrangères du Sénat.

Elle s'apparente également, sans toutefois aller aussi loin, à la thèse mise en avant par un ancien ambassadeur américain en Croatie, Peter W. Galbraith, qui défend dans un livre publié cette année (The End of Iraq) le droit des Kurdes à un État indépendant.

MM. O'Hanlon et Joseph parlent de décentralisation mais pas de nouveaux États souverains. Ils ne prennent pas non plus position dans le débat sur le niveau des troupes américaines en Irak.

«Si on arrivait à mobiliser une force suffisante et à élaborer une stratégie qui permettrait de stopper la violence, ce serait parfait. Mais ce n'est pas ce que nous voyons. L'idée d'un Irak unifié n'est ni réaliste ni compatible avec l'objectif d'un retrait [des troupes américaines] d'ici le printemps 2008», se contente de dire Edward Joseph.

Plusieurs dirigeants politiques chiites souhaitent former une région autonome en regroupant les gouvernorats (provinces, c'est-à-dire régions administratives) où cette communauté est majoritaire. La Constitution leur reconnaît ce droit, dont se sont d'ailleurs prévalus les Kurdes dans le nord du pays.

Les sunnites, qui sont concentrés dans l'Ouest irakien dépourvu de pétrole, s'y opposent, craignant d'être privés de leur juste part de la rente pétrolière. Certes, la constitution prévoit un partage des revenus pétroliers au prorata des populations. Néanmoins, les régions autonomes seront bientôt autorisées à négocier les contrats d'exploitation des gisements découverts après l'entrée en vigueur de la loi fondamentale, ce qui pourrait rendre inapplicable cette formule de partage.

Selon Edward P. Joseph, une décentralisation du pouvoir politique en faveur de régions plus ou moins homogènes n'empêcherait pas nécessairement un partage équitable des revenus de l'or noir. Dans l'histoire récente, note-t-il, même des pays souverains se sont entendus pour exploiter conjointement certains actifs.

Critiques

Les détracteurs de la thèse de la «partition douce» pensent que ce scénario accentuerait plutôt les tensions, et notamment le ressentiment des Arabo-sunnites, qui se sentiraient perdants, tout en encourageant une déclaration d'indépendance du Kurdistan.

Cette solution «à la bosniaque» ne trouve pas grâce auprès du juriste André Poupart, qui juge que l'actuel régime fédéral en Irak est déjà très décentralisé.

Pour cet ancien professeur de droit constitutionnel de l'Université de Montréal, qui a agi récemment à titre de conseiller auprès du gouvernement régional kurdo-irakien, une décentralisation plus poussée mènerait à l'éclatement définitif de l'Irak, avec ce résultat que l'Iran en annexerait la partie chiite et l'Arabie saoudite, la partie arabo-sunnite.

«L'Iran s'en trouverait renforcé. La situation provoquerait une guerre entre sunnites et chiites. L'Arabie saoudite et l'Iran, représentant deux idéologies qui s'affrontent depuis 13 siècles, se retrouveraient face à face.»

Selon Me Poupart, la solution au chaos en Irak ne passe pas non plus par une augmentation temporaire du nombre de militaires américains, mais plutôt par une politique visant à améliorer le quotidien et à atténuer les clivages religieux.

«Les Arabo-sunnites doivent accepter le fait qu'ils n'exerceront plus jamais le pouvoir en Irak, ajoute-t-il. Ils devraient eux aussi se constituer en région autonome et miser sur l'avenir -- qui sait si un jour on n'y découvrira pas du pétrole? -- et sur l'aide financière des pays arabo-sunnites.»

Sur une population totale de 26 millions, quelque 1,7 million d'Irakiens ont quitté leur foyer pour aller vivre dans une région plus sûre et deux millions d'autres ont trouvé refuge à l'étranger, signalait en début de semaine le Haut-Commissariat pour les réfugiés de l'ONU (HCR), qui réclame pour les douze prochains mois une aide de 60 millions en leur faveur. On parle d'un Irakien sur huit.