Le cri douloureux de Bahman Ghobadi

mis à jour le Lundi 18 mai 2009 à 15h10

Humanite.fr | Envoyée spéciale | Entretien

Depuis 2006, le cinéaste iranien d’origine kurde voit sa situation se durcir. Les Chats persans, vu à Cannes, a été tourné sans autorisation.

« Après Half Moon, en 2006, le ministère de la Culture m’a fait savoir qu’il me soupçonnait d’avoir une position séparatiste, en tant que Kurde iranien. J’ai répété que j’aime l’Iran. Je suis iranien. Les autorités ont fini par me dire : « Si vous êtes iranien, venez réaliser un film à Téhéran. » Ce que j’ai voulu faire mais sans résultat. J’étais si triste car on me répondait tout le temps : « Demain, on va vous donner l’autorisation de tourner ! » Après trois ans de démarches et de changements dans mon scénario, j’étais complètement oppressé, je ne pouvais vraiment plus respirer. Je pleurais toutes les nuits. Comment vivre un tel présent ? Je disais à ma valise : « On doit partir ». Ma fiancée, Roxana (Roxana Saberi est la journaliste américano-iranienne qui a été libérée il y a quelques jours - NDLR) m’a conseillé de m’orienter vers un autre type de film. J’aime la musique et j’enregistrais dans des petits studios. J’y ai rencontré des gens qui m’ont donné l’idée d’un film sur la musique clandestine ? Pendant dix-sept jours avec une petite équipe et un stress immense et quotidien, je l’ai fait sans aucune autorisation.

À cause de cela, je ne vais pas rentrer en Iran maintenant, je veux rester ici. Je n’ai pas peur. Je suis un artiste. Je n’ai rien à perdre. Je vais vivre peut-être encore dix ou vingt ans. Je ne peux pas ressusciter, c’est la première et dernière fois que je vis dans ce monde. On a atteint mon cerveau, mon coeur, mon corps est malade. L’Iran est le pays de mes amis. Que faire ? Roxana a été emprisonnée pendant plusieurs mois. J’ai été « enfermé » aussi. J’ai dû rester à la maison, ne plus bouger, ne plus parler. Toute mon énergie était pour l’aider.

Je voulais faire un film, Soixante secondes à propos de nous, l’histoire de deux jeunes gens qui avaient été arrêtés et pendus. Soixante secondes est le temps de l’étranglement. Ma narration revenait vers leur passé en trois fois vingt secondes qui durent vingt minutes chacune. Qui suis-je ? Où suis-je né ? Que m’est-il arrivé ? Qu’est-il arrivé dix ans avant ? Vingt ans avant ?

J’ai beaucoup menti pour arriver à filmer les Chats persans. Mais il a été réalisé avec la plus grande sincérité. Avec une certaine dose d’autocensure. J’ai vécu des situations si tristes lorsque je faisais mes repérages… Si je vous montrais la réalité, vous seriez malade. Si je vous invite à dîner à la maison, je dois créer une bonne ambiance et cuisiner les meilleurs mets. De même, je dois rendre le public heureux. Je pense tout le temps à lui. Pour lui, je ne dois jamais manquer d’énergie. Quand je tourne, je suis un homme en colère qui « emmerde » les autorités. Je fais des plans avec les nerfs. Je tremble, ma caméra au poing, parce que la police peut surgir derrière moi. Mais mes sentiments partent de mon coeur, viennent par l’intérieur de ma poitrine et par mon bras, jusqu’à ma caméra. Mon énergie doit toujours avoir un cran d’avance sur celle du public que je vénère. Je me recueille devant lui. Je ne suis qu’une personne de soixante-cinq kilos. Je suis en bas et le public en haut.

Maintenant je n’ai plus de chez moi. Cette nuit (hier), je pars en Allemagne puis en France, j’ai besoin de repos. J’ai perdu ma vie. Je ne sais pas comment cela va se passer entre Roxana et moi. Actuellement, je ne pense plus au cinéma, seulement à elle. Elle est à Vienne avant d’aller aux États-Unis. Et moi, je vais rester ici. Et quand je dis ici, je ne sais pas où.

Mon travail est en Iran et je ne suis pas sûr que les élections changent quoi que ce soit. Il faudra deux élections pour cela, trois peut-être. Dix ans. Je n’ai aucune idée de ce qui peut se passer dans les prochaines années. C’est comme dans mon film. Personne ne sait rien. »

Propos recueillis par Michèle Levieux