Le conflit kurde entrave la marche turque vers l'Europe

Les rebelles kurdes du PKK ont annoncé la fin de la trêve avec les forces d'Ankara.

Par Marc SEMO - Ankara envoyé spécia
LIBERATION.COM [vendredi 7 octobre 2005]

Ce sont des embuscades ou le plus souvent des mines sur les routes du sud-est anatolien, peuplé en majorité de Kurdes. Depuis le début de l'année, ces attaques des rebelles kurdes ont fait près de 200 morts et blessés parmi les forces de l'ordre.Parfois, ce sont aussi des attentats à la bombe dans des stations touristiques. Même demeurant à un niveau de basse intensité, ce conflit risque de compliquer la marche turque vers l'Union européenne. «La question kurde constitue l'obstacle majeur dans le processus de démocratisation du pays. C'est ce qui bloque la pleine mise en oeuvre des réformes et qui pourrait servir de prétexte à une reprise en main autoritaire», s'inquiète Baskin Oran, professeur de sciences politiques à Ankara et auteur d'un rapport très critique sur la situation des minorités pour le Haut Conseil turc des droits de l'homme. Quelque 15 millions de Kurdes vivent en Turquie sur une population de 71 millions d'habitants.

Risque réel. L'espoir d'une intégration européenne avait affaibli ces tensions. Mais elles sont en train de ressurgir. Ces derniers mois, des incidents opposent toujours plus fréquemment nationalistes turcs et kurdes après des manifestations. «Il y a un risque bien réel d'affrontements intercommunautaires que nous n'avons même pas connus dans les années 80-90 aux pires moments des combats entre l'armée et le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan]», renchérit Mithat Sancar, kurde et professeur de droit à Ankara. La «sale guerre», qui a fait quelque 37 000 morts durant quinze ans d'affrontements entre les forces de l'ordre et la guérilla indépendantiste dirigée par Abdullah ÷calan, s'était arrêtée après l'arrestation du chef kurde en 1999. Condamné à perpétuité, ÷calan avait appelé ses partisans à déposer les armes. Mais, en juin 2004, le PKK reprenait ses opérations et les «suspendait» seulement un mois jusqu'au 3 octobre. Hier, il annonçait la fin de ce cessez-le-feu.

«La violence a fait son temps. Elle ne doit plus être un moyen d'action ni pour l'Etat ni pour l'autre côté», répète Orhan Dogan. Comme Leyla Zana, à qui le Parlement européen décerna en 1995 le prix Sakharov pour la liberté de l'esprit, cet ex-député kurde a passé dix ans et demi derrière les barreaux pour «complicité» avec le PKK. Remis en liberté il y a un an grâce aux pressions de Bruxelles, les deux anciens prisonniers politiques auréolés de leur prestige se sont engagés dans la construction d'un nouveau parti, le DTP (Mouvement démocratique et social). A la mi-août, après que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, issu du mouvement islamiste, eut lancé que la question se résoudrait seulement «avec plus de démocratie», le DTP a en vain appelé le PKK à «un cessez-le-feu à durée indéterminée». Malgré cet échec, il n'est pas question pour le nouveau mouvement de défier ouvertement le chef rebelle enfermé dans l'île prison d'Imrali, au large d'Istanbul.

«Dans le combat légal et démocratique des Kurdes, ceux qui sont contre Abdullah ÷calan n'ont pas de soutien populaire», martèle sans cesse Orhan Dogan, pour qui l'urgence est de «mettre fin aux causes profondes qui ont créé le PKK, sinon une nouvelle organisation similaire ressurgirait de ses cendres». Dans le sud-est anatolien, la popularité du chef rebelle reste forte. Son portrait est brandi dans toutes les manifestations. Le ressentiment se nourrit aussi du refus des autorités d'offrir une amnistie aux derniers combattants et de l'incapacité des pouvoirs publics à permettre le retour des centaines de milliers de personnes chassées de leurs villages pendant la «sale guerre». D'où le risque de nouvelles explosions.

«Il y avait une chance historique de créer un véritable mouvement politique kurde indépendant. Mais, finalement, ce nouveau parti n'est rien d'autre qu'une courroie de transmission du PKK», regrette Yavuz ÷nen, président de la Fondation des droits de l'homme, déçu comme nombre d'intellectuels engagés dans la cause kurde. Bien que «détenu dans des conditions inhumaines», privé du droit de visite ainsi que de journaux et de télévision, ÷calan n'en continue pas moins à diriger d'une main de fer ce qui reste de son organisation. Bien décidé à rester le seul représentant de la cause kurde, le PKK menace - voire élimine - tous ceux qui remettraient en cause son hégémonie. L'Etat a beau refuser toute négociation avec les «terroristes», le mouvement espère un jour s'imposer comme l'incontournable interlocuteur, quitte à mener la politique du pire.

Meeting interdit. «L'internationalisation de la question kurde a changé la donne, marginalisant toujours plus le PKK. L'affirmation d'un quasi-Etat kurde démocratique en Irak affaiblit son prestige. Et à cela s'ajoutent les perspectives positives créées par la dynamique d'intégration européenne», explique Baskin Oran. Malgré ses liens avec le PKK, le nouveau parti kurde sera conduit à mettre en avant une logique toujours plus politique. Dimanche, veille de l'ouverture des négociations avec les Vingt-Cinq, le DTP avait prévu un grand meeting à Diyarbakir, la capitale du sud-est kurde, sur le thème «liberté pour les Kurdes, démocratie pour la Turquie, oui à l'Union européenne». La réunion a été interdite au dernier moment pour raisons de sécurité.

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