« L’homme qui se prend pour un sultan »

mis à jour le Mardi 19 juillet 2016 à 17h48

monde-diplomatique.fr | par Selahattin Demirtaş 

Dans sa soif croissante de pouvoir, le président turc a lancé une chasse aux sorcières contre ses opposants. L’un des principaux responsables de la gauche témoigne de sa dérive autocratique.

La vie politique turque s’est encore rapprochée du gouffre qui menace de l’engloutir lorsque, le 20 mai 2016, le vote d’un amendement temporaire à la Constitution a entraîné la levée immédiate de l’immunité parlementaire de plusieurs dizaines de députés. L’article adopté ce jour-là bafoue non seulement la Constitution elle-même, mais les principes universels du droit et de la démocratie.

Introduit sur ordre du président Recep Tayyip Erdoğan, l’amendement visait principalement le Parti démocratique des peuples (HDP). le groupe d’opposition le plus dynamique au Parlement. Pas moins de 417 chefs d’accusation ont été établis contre 53 députés du HDP pour des propos tenus lors de réunions publiques. En d’autres termes, ils sont poursuivis exclusivement pour leur usage du droit fondamental à la liberté d’expression. M. Erdoğan a ainsi franchi un pas supplémentaire dans sa tentative de bannir le HDP du Parlement et de la vie démocratique.

Le chef de l’État considère notre parti comme un obstacle à l’instauration d’un pouvoir autocratique. Parce que notre formation constitue la principale plate-forme pour les forces populaires et démocratiques turques en général, et pour le mouvement politique kurde en particulier, il entend la réduire au silence.

Il veut faire barrage à toute opposition et bâillonner les voix qui, au Parlement. dénoncent les violations des droits humains perpétrées dans les régions à majorité kurde.

Nous ne plierons pas face aux manœuvres qui visent à déférer nos élus devant des tribunaux transformés en machines de guerre à la solde du Parti de la justice et du développement (AKP). Nous poursuivrons notre combat pour la justice et pour l'égalité, main dans la main avec les autres forces démocratiques de Turquie, en nous dressant contre les poursuites dont nos députés sont la cible et contre les arrestations de nos élus locaux (3). Le pays qui, fût-ce de manière formelle, discutait il n'y a pas si longtemps de l'harmonisation de ses normes démocratiques avec l'Union européenne est à présent assourdi par le fracas des blindés et de l'artillerie dans les villes kurdes et par les vociférations de M. Erdoğan, apparemment convaincu qu'il lui suffit de hurler de plus en plus fort depuis son palais pour asseoir sa légitimité.

Une guerre de facto, aux conséquences funestes, se déchaîne une fois encore contre les villes kurdes, menaçant de réduire en poussière l'unité de la société. Cette guerre se mène avec des armes lourdes et des chars qui tirent sur des maisons. Des centaines de civils, des centaines de membres des forces de sécurité turques et un nombre inconnu de miliciens kurdes ont perdu la vie depuis juillet 2015 afin que le parti de M. Erdoğan puisse gagner des voix supplémentaires et assurer l'avènement d'un système présidentiel, quitte à précipiter le pays tout entier dans une spirale de destruction.

DEVANT les menées guerrières du palais, le peuple a fait entendre ses craintes d'un retour aux années noires de la décennie 1990. Ce qui se produit aujourd'hui dépasse pourtant en atrocité tout ce que nous avons connu. Dans la ville de Cizre, par exemple, des centaines de personnes ont été brûlées vives dans leurs caves, tandis que le vieux quartier de Sür, à Diyarbakir, a été totalement rasé (lire le reportage ci-dessus).

Un sentiment d'inquiétude et de détresse s'empare de la société, qui voit sa sécurité quotidienne mise en péril. L’espace dévolu à la vie démocratique se réduit comme peau de chagrin à mesure que l'on muselle les voix de 1'opposition. Les détenteurs du pouvoir instaurent un régime de plus en plus autoritaire pour resserrer leur contrôle et perpétuer leur règne. Telle est la situation en Turquie aujourd'hui.

Et, pendant ce temps, que font les institutions européennes? On attend toujours qu'elles expriment une condamnation un tant soit peu ferme et audible. Non seulement elles ignorent les destructions en cours, mais elles refusent ouvertement d'entamer les démarches qui pourraient peut-être empêcher les exactions. Les organisations internationales ne font guère mieux : après trois mois de tergiversations, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme a appelé Ankara à créer une-commission d'enquête indépendante sur les tueries de Cizre. Aucune mesure concrète n'a en revanche été prévue pour enjoindre à la Turquie de respecter les traités internationaux dont elle est signataire (4).

L'Europe regarde ailleurs alors que des valeurs aussi universelles que la démocratie et les droits humains sont piétinées en Turquie. Les Européens s’inquiètent de la crise des réfugiés, tandis que les Américains se soucient surtout de la guerre contre l'Organisation de l'Etat islamique (OEI). Certes, ce sont des dossiers cruciaux. Mais pourquoi négliger la situation des Kurdes de Turquie, à laquelle ils sont étroitement liés ? On peine à comprendre ce silence devant les violations des droits fondamentaux par M. Erdoğan et par l'AKP, qui utilisent les rescapés de la guerre en Syrie comme arme de chantage (5).

LE PROCESSUS de paix entamé fin 2012 avait apporté à tous une grande bouffée d'oxygène (6). La route était encore longue, mais un grand pas avait été franchi vers une réconciliation durable entre peuples turc et kurde. Cependant, en avril 2015, le régime d'Ankara a soudain décidé de durcir les conditions de détention de M. Abdullah Öcalan, dirigeant historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et architecte du processus de paix, à qui toute visite et tout contact avec l'extérieur ont été brusquement interdits. Cette stratégie de la tension a abouti au déclenchement, à l'été 2015, de l'offensive militaire dans la région kurde.

Le président ne veut surtout pas que le dialogue puisse se rouvrir. Pas question pour lui de retourner à la table des discussions ou de mettre fin à une guerre sans laquelle son trône risquerait de lui échapper. On en est arrivé au point où, en Turquie, le simple fait de plaider pour la paix est considéré comme un délit. En témoigne le sort de ces quatre universitaires poursuivis pour « propagande terroriste » et démis de leurs fonctions, pour avoir lu en public une pétition réclamant la fin des opérations militaires dans les villes du Sud-Est (7).

M. Erdoğan n'hésite pas non plus à aligner dans son viseur les Kurdes syriens qui ont héroïquement combattu l'OEI et, avec le soutien de la coalition internationale, obtenu des avancées significatives sur le terrain. Ankara a ainsi fermé toutes les frontières susceptibles d'être franchies par les combattants kurdes du Parti de l'union démocratique (PYD, formation sœur du PKK en Syrie), bien que ces derniers n'aient jamais tiré une seule balle en direction de la Turquie.

Nous DEMANDONS la levée immédiate de l'état de siège des villes kurdes, avant qu'il ne soit trop tard et que la violence en Turquie n'atteigne des niveaux incontrôlables.

Nous appelons les deux parties à mettre fin à la guerre. Car, aussi longtemps que prévaut le langage des armes, la sphère démocratique continue de se réduire, permettant à M. Erdoğan de s'ériger en seul garant de la stabilité nationale.

Au Proche-Orient, dont les frontières ont été dessinées sur un coin de nappe il y a un siècle (8), il semble impossible de s'extraire de l'alternative mortelle entre l'OEI et des régimes despotiques. La seule issue passe par un modèle démocratique séculier et pluraliste qui mette les différents peuples et confessions sur un pied d'égalité, avec des administrations locales plus fortes et autonomes, et un éventail plus large et plus solide de droits collectifs et individuels.

Aux élections de juin 2015, notre parti a réussi à réunir 13 % des voix, grâce à un programme qui promouvait cette vision à la fois pour la Turquie et pour les pays du Proche-Orient. Nous avons assuré une représentation aux citoyens arméniens, yézidis, arabes et assyriens, aux travailleurs, aux universitaires, à la jeunesse et aux femmes, aux alévis et aux sunnites, aux Turcs et aux Kurdes. Bref, c'est le pays dans toute sa diversité qui est entré au Parlement, main dans la main, avec sur les lèvres des chants de paix.

Six millions d'électeurs ont accordé leur voix à un avenir commun, et le HDP est devenu le point de convergence où se matérialisent les espoirs de paix. Les peuples du pays en ont retiré la conviction qu'ensemble ils pouvaient soigner la démocratie turque en souffrance.

Oui, nous étions l'avenir de la Turquie. Mais il y existait aussi une autre fraction : celle qui s'accroche à un passé d’oppression et qui a échoué à apporter quelque bienfait que ce soit au peuple. Notre succès aux élections du 7 juin 2015 a privé l'AKP nationaliste et sectaire de son régime de parti unique (9). Il a introduit un grain de sable dans les rouages du système de M. Erdoğan, l'homme qui se prend pour un sultan. En vertu de quoi le président a présenté notre parti comme un ennemi qui mérite d'être écrasé à n'importe quel prix, nous qualifiant de « terroristes », déclarant mort et enterré le processus de paix et replongeant le peuple dans la guerre civile des années 1990.

SON HOSTILITÉ tient aussi à notre engagement en faveur de l'égalité des ethnies et des sexes, antithèse absolue du profil sectaire et « mâle dominant » de l'AKP. Cette incompatibilité est apparue au grand jour durant les négociations de paix, quand les représentants du régime trouvaient systématiquement des objections à toutes nos exigences, nous demandant par exemple : « Qu'est-ce que la question des femmes a à voir avec le processus de paix kurde ? » Ils trouvaient cela étrange, parce que nos mentalités différaient totalement. Parce que nous ne luttions pas seulement pour les Kurdes : nous luttions pour tout le monde.

Peut-être l'Occident croit-il toujours pouvoir faire des affaires avec M. Erdoğan. Mais voyez seulement le sort de M. Ahmet Davutoğlu, le premier ministre congédié par son maître (10). Le président turc n'a aucune notion de la justice, ou de la démocratie, ou des droits humains; il n'a de considération que pour lui-même et pour son omniscience, convaincu qu'il peut à lui seul forger l'avenir du pays et de la région entière pour le siècle à venir.

M. Erdoğan est en train d'instaurer un système présidentiel « à la turque » au mépris de la Constitution de son pays. Il ambitionne de graver cet état de fait dans le marbre de la loi ; c'est pourquoi il a levé l'immunité parlementaire de nos députés. Mais il ne lui sera pas aisé de mener cette dernière étape à son terme. L'opposition démocratique, que ce soit au sein du Parlement ou au-dehors, ne cédera pas à ce coup de force.

SELAHATTIN DEMIRTAŞ.


* Coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP), président du groupe parlementaire de cette formation politique à la Grande Assemblée de Turquie et député d'Istanbul depuis juin 2015.


(1) Ce parti regroupe depuis 2013 des formations de gauche et écologistes, dont plusieurs sont issues du mouvement kurde.

(2) Le 1er novembre 2015, le HDP a obtenu 10,7 % des voix et 59 députés aux élections législatives. Il était précédé par le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur, 49.5 % des suffrages), le Parti républicain du peuple (CBP, kémaliste de centre gauche, 25,3 %) et le Parti d'action nationaliste (MHP, Ultranationaliste panturquiste, 11,9 %).

(3) Selon la représentation internationale du Mouvement des femmes kurdes (IRKWM), quelque 4 500 responsables et élus locaux du HDP ont été arrêtés ; 950 d'entre eux étaient toujours derrière les barreaux fin avril 2016.

(4) La Turquie a ratifié la convention européenne des droits de l'homme en 1954 et le pacte infranational relatif aux droits civils et politiques en 2003.

(5) Le 18 mars 2016, l'Union européenne et la Turquie ont signé un accord par lequel cette dernière s'engage à limiter l’afflux de migrants (essentiellement des réfugiés syriens) vers l'Union.

(6) En décembre 2012, le gouvernement Erdoğan. A pris l'initiative de négociations directes avec le PKK, son dirigeant emprisonné Abdullah Öcalan et plusieurs personnalités kurdes, dont certaines sont aujourd'hui des élus du HDP. Une trêve a été conclue en 20l3 et les deux partis se disaient proches d'un accord global en 2014.

(7) MM. Muzaffer Kaya et Kıvanç Ersoy, et Mme Meral Camcı et Esra Munger.

(8) Allusion aux accords Sykes-Picot. Lire Henry Laurens, « Comment l'Empire Ottoman fut dépecé », Le Monde diplomatique, avril 2003.

(9) En obtenant 12,9% des voix et 80 députés aux élections législatives du 7 juin 2015, le HDP a contrarié l'ambition de M, Erdoğan, qui souhaite instaurer un régime présidentiel à la place de l'actuel régime parlementaire. Faute de réunir trois cinquièmes des députés (330), il ne peut organiser un referendum pour modifier la Constitution. En convoquant de nouvelles élections en novembre 2016, il a obtenu une majorité absolue pour l'AKP, mais toujours pas de majorité qualifiée.

(10) Tour à tour conseiller diplomatique de M. Erdoğan (2003-2009), ministre des affaires étrangères (2009-2014) puis premier ministre, M. Davutoğlu a été poussé à la démission en mai 2016 et remplacé par un fidèle parmi les fidèles du président.

(Toutes les notes sont de la rédaction.)

 

Trente ans de conflit

10 août 1920. Le traité de Sèvres prévoit la création d'un Kurdistan autonome.

24 juillet 1923. Le traité de Lausanne conduit à l'abandon des droits kurdes.

27 novembre 1978. Création du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK.) par M. Abdullah Öcalan, «Apo».

Août 1984. Début de l'insurrection du PKK..

Octobre-novembre 1992. L'armée turque lance une offensive en territoire irakien, causant plusieurs milliers de victimes civiles.

15 juillet 1993. Interdiction du Parti populaire du travail (HEP, créé en juin 1990). Les députés kurdes se regroupent au sein du Parti de la démocratie (DEP). qui sera lui aussi dissous en 1994. Il en ira de même de tous les partis politiques prokurdes jusqu'en 2013.

Mars 1995.  Offensive militaire majeure de l'armée turque (35000 soldats) destinée â écraser  les bases arrière kurdes dans le nord de l'Irak.

Février 1999. M. Öcalan est capturé au Kenya par les services secrets turcs, américains et israéliens. Il est condamné à mort en juin, mais la sentence sera commuée en prison à perpétuité.

9 février 2000. Le PKK. annonce la fin de la lutte armée.

Avril 2002. Le PKK. prend officiellement le nom de Congrès pour la liberté et la démocratie au Kurdistan (Kadek), abandonne les références au marxisme-léninisme et affirme sa volonté de pacifier et de légaliser les revendications kurdes.

Juin 2004. Reprise de la guérilla àu.PKK. qui annoncera un cessez-le-feu en septembre 2006.

Mars 2013. Après l'engagement de pourparlers avec le gouvememenrturc en décembre 2012, le chef rebelle appelle à une trêve qui se veut historique.

Octobre 2013. Création du Parti démocratique des peuples (HDP).

Septembre 2015 - juin 2016. Investies par des miliciens kurdes, plusieurs villes du Sud-Est sont reprises par les forces turques.