La Turquie s’apprête à lancer une nouvelle intervention militaire au nord de la Syrie

mis à jour le Vendredi 27 mai 2022 à 16h38

Lemonde.fr |  Par Marie Jégo(Istanbul, correspondante)

Le président Recep Tayyip Erdogan espère notamment prendre le contrôle de Kobané, actuellement aux mains des Kurdes syriens. Et raviver ainsi le sentiment nationaliste de l’électorat, à un an de l’élection présidentielle.

 

La Turquie s’apprête à lancer une nouvelle opération militaire dans le nord de la Syrie. Annoncés quelques jours plus tôt par le président Recep Tayyip Erdogan, les plans en vue d’une incursion transfrontalière ont été avalisés, jeudi 26 mai, par le conseil de sécurité, composé de dirigeants civils et militaires. Aucune date n’a été donnée, mais le communiqué publié à l’issue de la réunion ne laisse aucun doute. « Les opérations existantes et nouvelles à mener visent à débarrasser nos frontières sud de la menace terroriste. »

Les « opérations existantes » sont celles que l’armée turque mène actuellement dans le nord de l’Irak, afin d’en déloger le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, autonomiste, interdit en Turquie), contre lequel Ankara est en guerre depuis quarante ans. Celles « à mener » auront pour théâtre le nord de la Syrie. Elles viseront à en chasser les combattants kurdes syriens des Unités de protection du peuple (YPG), soutenus par les Etats-Unis, mais considérés comme des « terroristes » par la Turquie.

Trois incursions en Syrie depuis 2016

Le président Erdogan l’a dit, « il faut finir ce qui a été commencé ». A savoir, prolonger la « zone de sécurité », profonde de trente kilomètres, conquise par l’armée turque et ses supplétifs syriens, au fil des précédentes interventions (2016, 2018, 2019). Il s’agit de prendre le contrôle de la bande de terre qui reste, longue de quatre cent cinquante-huit kilomètres entre la région d’Afrin, conquise par les Turcs en 2018, et la ville de Kamechliyé, dans l’Est, où l’armée russe possède une base aérienne.

Au cœur de cette bande de terre se trouve la ville de Kobané, reconquise de haute lutte, en 2014, par les YPG, après avoir été assiégée par l’organisation Etat islamique (EI). Il y a dix jours, un poste militaire turc avait subi une attaque au mortier lancée depuis Kobané, selon le ministère turc de la défense, qui avait ordonné des représailles après la mort d’un soldat.

En lançant son armée à l’assaut des territoires tenus par les combattants kurdes syriens, M. Erdogan espère des retombées. Il compte raviver le sentiment nationaliste de l’électorat et renflouer du même coup sa popularité déclinante à un an de l’élection présidentielle, une échéance cruciale qu’il n’aborde pas en favori. Déjà utilisées à des fins électorales par le passé, les opérations militaires au nord de la Syrie ont pu renforcer son aura.

La conquête de nouveaux territoires en Syrie s’inscrit dans le droit-fil du plan annoncé récemment par le président turc, lequel prévoit le renvoi de plus d’un million de réfugiés syriens sur les 3,7 millions hébergés actuellement par la Turquie. Quelque deux cent mille logements vont être construits dans « des zones sûres » situées « près de la frontière ».

L’accueil des Syriens est en effet devenu un enjeu électoral en Turquie. Confrontée à des difficultés économiques croissantes, appauvrie par l’inflation (70 %), la population turque est de plus en plus hostile aux « invités », comme on les appelle ici.

Le moment est bien choisi. Contrairement aux interventions précédentes, M. Erdogan n’a, cette fois, pas besoin de demander la permission à son homologue russe, Vladimir Poutine, qui se retrouve isolé, pris par sa guerre en Ukraine. Une bonne partie du contingent russe en Syrie, soit environ cinq mille hommes, a d’ailleurs été évacuée pour aller renforcer le front du Donbass.

Un moment bien choisi

Pas d’opposition à prévoir non plus de la part des alliés occidentaux. Le président turc est convaincu que ces derniers n’ont pas les moyens de s’opposer à ses visées expansionnistes en Syrie, au moment où ils désespèrent d’obtenir son feu vert pour l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Les deux pays nordiques, en particulier la Suède, qui compte une large communauté d’exilés turcs d’origine kurde, sont accusés d’abriter des militants kurdes « terroristes ». L’obstruction promet de durer, les négociations menées jeudi à Ankara avec des émissaires suédois et finlandais n’ayant rien donné.

Seuls les Etats-Unis, qui ont près de mille soldats dans l’est de la Syrie, ont mis en garde Ankara. « Nous sommes profondément préoccupés par les informations et les discussions évoquant un potentiel accroissement de l’activité militaire dans le nord de la Syrie et, en particulier, de son impact sur la population civile », a déclaré Ned Price, le porte-parole du département d’Etat, mardi 24 mai. Si la Turquie passe outre, le Congrès américain, sollicité depuis des mois par le gouvernement turc pour l’achat de chasseurs bombardiers F-16, risque de ne pas donner son feu vert. Les deux alliés sont durablement brouillés au sujet des combattants kurdes syriens. Ankara veut les éradiquer, tandis que Washington les soutient en tant que fers de lance du combat contre l’EI en Syrie.

La lutte contre l’EI occupe aussi la Turquie. Le site OdaTV, connu pour sa proximité avec les milieux policiers, a ainsi annoncé, jeudi 26 mai, la capture d’Abou Hassan al-Hachemi al-Qourachi, le chef de l’organisation djihadiste, arrêté à Istanbul par des agents du contre-terrorisme. L’arrestation a eu lieu il y a une semaine, mais l’identité du prévenu demandait à être vérifiée. Selon le site, il revient désormais au président Erdogan de l’annoncer. Si elle venait à être confirmée, la capture, à Istanbul, du chef de l’EI rappelle que l’organisation dispose de cellules dormantes et de « centres logistiques pour son financement », sur le sol turc, selon un rapport du Trésor américain daté de janvier 2021.