La Turquie prête à tirer profit

Image vendredi 21 mars 2003
Ankara refuse le stationnement de troupes américaines sur son sol mais se servira de la chute de Saddam, notamment contre les Kurdes. Par Gérard CHALIAND
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ue va faire la Turquie, une fois la guerre commencée ? On ignore l'exacte teneur des tractations entre Washington et Ankara. Par contre, le Parlement turc, reflétant en cela l'opinion publique, a refusé de jouer le rôle traditionnel d'allié des Etats-Unis en ne permettant pas aux troupes américaines d'utiliser le sol turc pour prendre l'Irak en tenaille (1). La Turquie est un Etat semi-démocratique à tradition despotique où l'armée a toujours eu, sur les questions essentielles, le dernier mot. Il eût été possible de revenir sur le vote du Parlement si l'armée l'avait exigé. En refusant d'accueillir quelque soixante mille soldats américains, l'armée turque se réserve, dans les premiers jours de la guerre, une large liberté d'action.

Le rôle historique de l'armée turque ne saurait être minimisé. C'est à la tête de l'armée que Mustapha Kémal a imposé une paix qui sauva l'Anatolie du dépeçage auquel les vainqueurs de la Première Guerre mondiale entendaient aboutir. Jusqu'à ce qu'elle fasse partie de l'Otan, la Turquie est restée dans un isolement géopolitique quasi total : hostilité de la Russie stalinienne, du vieux rival persan, des Etats balkaniques anciennement dominés, enfin de la Syrie. A l'intérieur, la Turquie était l'Etat des seuls Turcs et l'ultranationalisme kémaliste et postkémaliste ne donnait d'autre choix, aux Kurdes de Turquie, que l'assimilation ou la répression.

Longtemps les Kurdes furent dénommés «Turcs montagnards» et leur nombre n'a été connu que lors de la guerre du Golfe, en février 1991, lorsque le chef de l'Etat turc Turgut Ozal déclara qu'ils étaient douze millions, soit vingt pour cent de la population du pays. Cette annonce arrivait à un moment où le régime de Saddam Hussein paraissait condamné et rappelait indirectement que la province de Mossoul, adjointe par les Britanniques à l'Irak en 1920, n'était devenue partie intégrante de l'Irak de façon définitive qu'en 1925 par décision de la Société des nations. Un éclatement de l'Irak à l'époque de la guerre du Golfe pouvait permettre une nouvelle donne. La guerre s'arrêta avant la chute du dictateur, l'Arabie Saoudite, entre autres, préférant un Saddam affaibli à la tête d'un Irak tenu par les sunnites, comme c'était le cas depuis la création de l'Etat irakien, à un changement de régime favorable à la majorité chiite. Une telle hypothèse eut profité à l'Iran dont elle craignait l'hostilité militante.

Aujourd'hui, la situation se présente tout autrement. Le régime de Saddam Hussein est destiné à tomber. L'Iran n'est plus exportateur d'idéologie, bien que restant l'adversaire régional majeur des Etats-Unis, et l'Arabie Saoudite est devenue un allié très ambigu sinon pis. L'armée turque estime que l'expérience d'autonomie de facto du Kurdistan d'Irak qu'elle a tolérée, tant qu'elle était provisoire, n'est dans l'Irak de demain pas compatible avec sa sécurité intérieure. Elle accuse les Kurdes de vouloir proclamer leur indépendance, ce dont les Américains savent bien qu'il n'est pas question. L'exemple de Kurdes participant du pouvoir à Bagdad et jouissant d'une autonomie régionale paraît néfaste dans la mesure où la Turquie n'accorde aucun droit réel à sa propre minorité kurde. En fait, l'effondrement de l'URSS, loin de marginaliser la Turquie dont l'alliance était précieuse du temps de la guerre froide, lui ouvrait de nouvelles perspectives géopolitiques. Longtemps privé de tout contact avec les pays turcophones dominés par Moscou, Ankara pouvait renouer avec l'Azerbaïdjan, dont le futur oléoduc aura un terminal dans un port turc, épauler ce dernier en imposant un embargo à l'Arménie et nouer des liens avec les quatre Etats turcophones d'Asie centrale en y contrecarrant l'influence éventuelle de l'Iran. Quelque soixante-dix ans après la fin de l'Empire ottoman, la Turquie pouvait songer à sortir de son isolement, à rappeler le rôle qu'elle joua jadis autour de la mer Noire, à participer activement à la politique proche-orientale, notamment en se rapprochant d'Israël, en reprenant pied aux Balkans et plus particulièrement en Albanie. Entre-temps, la Turquie avait multiplié ses échanges économiques avec l'Union européenne et cherché à y faire accepter sa candidature. L'examen de celle-ci avait été ajourné l'an dernier malgré l'intense activité diplomatique et les pressions des Etats-Unis.

Si l'alliance avec les Etats-Unis reste essentielle pour la Turquie, il est probable que, devant les réticences de l'Union européenne ou d'une partie de ses membres, Ankara se contente d'un statut privilégié au côté de l'Union européenne sans en faire pleinement partie. Car il semble bien que l'armée entende, avec ou sans l'accord des Etats-Unis, pénétrer en Irak du Nord. Il s'agira d'une action préventive à son échelle qu'elle justifiera par son souci de sécurité comme les Etats-Unis l'ont fait au nom du leur contre Bagdad. En franchissant la frontière de l'Irak, Ankara sait qu'il mettra probablement un trait sur sa candidature à l'Union européenne, mais n'en a-t-il pas déjà fait son deuil ? Par contre, la Turquie restera pour les Etats-Unis un allié régional essentiel et les dégâts qu'elle peut causer aux projets américains en Irak seront d'abord payés par les Kurdes. Ceux-ci, une fois de plus, risquent de mesurer leur isolement.

Reste, bien sûr, une série d'inconnues, mais il semble avéré que la Turquie ne va pas assister sans rien faire au changement de régime en Irak mais chercher à en tirer le maximum d'avantages. Politiquement, en ruinant autant que possible le projet kurde d'être partie prenante du futur pouvoir à Bagdad, ou économiquement en s'assurant de façon indirecte d'un pétrole bon marché comme celui dont elle a bénéficié depuis les débuts de l'embargo de l'Irak. Gageons que l'armée américaine va s'efforcer d'occuper rapidement au moins Kirkouk pour rester l'arbitre de la situation. Il revient aux Etats-Unis de garantir les frontières de l'Irak et de faire en sorte qu'à la dictature ne succède pas le chaos.

Gérard Chaliand
spécialiste des conflits, vient de publier avec Arnaud Blin «America Is Back, les nouveaux césars du Pentagone», Bayard, 2003.



(1) Le Parlement turc a adopté hier une motion autorisant l'aviation américaine à survoler le territoire turc et a également donné son feu vert au déploiement de soldats turcs dans le nord de l'Irak.