La Turquie, morose, signe un premier accord avec l'UE en vue de son adhésion



Compte rendu - LE MONDE - 13 juin 2006
LUXEMBOURG BUREAU EUROPÉEN

  Les négociations d'adhésion entre la Turquie et l'Union européenne ont vraiment commencé, lundi 12 juin à Luxembourg, huit mois après l'accord conclu le 3 octobre sur l'ouverture des pourparlers. Le premier des trente-cinq chapitres en discussion, consacré à la science et à la recherche, a fait l'objet d'un accord entre les Vingt-Cinq et le gouvernement d'Ankara : les ministres européens des affaires étrangères ont estimé que, dans ce domaine, la Turquie remplit ses obligations au regard de la législation européenne.
Ce chapitre, qui comporte peu d'obligations communautaires, était considéré comme facile. "C'est le seul chapitre sur lequel les négociations ont avancé depuis octobre", a souligné le ministre français des affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy.
 
Ce premier succès, acquis au terme de laborieuses tractations, représente une étape symbolique sur le chemin de l'adhésion. La délégation chypriote tentait depuis plusieurs jours d'empêcher la conclusion de l'accord. Elle demandait que la Turquie reconnaisse au préalable le régime de Nicosie et qu'elle accepte l'entrée des navires et des avions chypriotes dans ses ports et ses aéroports. Après une matinée d'ultimes conciliabules, un compromis était trouvé, rappelant à la Turquie que tout manquement à ses obligations "affecterait le progrès général des négociations".

Les Vingt-Cinq avaient affirmé en septembre 2005, avant l'ouverture des pourparlers, que "la reconnaissance de tous les Etats membres est une composante nécessaire du processus d'adhésion". Ils n'avaient fixé aucun calendrier pour la reconnaissance de la République de Chypre par Ankara. En revanche, l'ouverture des ports et des aéroports devait avoir lieu avant la fin de 2006. La Turquie est donc sommée de respecter ses engagements sous peine de voir s'interrompre les négociations. Pour le commissaire européen chargé de l'élargissement, Olli Rehn, l'Union adresse ainsi à Ankara "un message très clair" avant d'envisager l'examen des autres chapitres. "Il n'y aura pas de progrès réel des négociations s'il n'y a pas de progrès réel de la situation politique en Turquie", a-t-il précisé.

"ILS NE VOUDRONT JAMAIS DE NOUS"

Sur place, les réformes exigées par le processus d'adhésion sont en sommeil depuis le début officiel des discussions, le 3 octobre, en raison, entre autres, du désenchantement à l'égard de l'UE, et de la France en particulier. "De toutes façons, ils ne voudront jamais de nous", entend-on de toutes parts. Les politiques électoralistes prennent désormais le pas sur l'élan des années précédentes. Un nouveau président turc doit en effet être élu au printemps 2007 par le Parlement, dominé aux deux tiers par l'AKP, le Parti de la justice et du développement - celui des islamistes devenus proeuropéens lors de leur arrivée au pouvoir en 2002. Les élections législatives viendront après, mais les médias parlent d'un scrutin anticipé et des moyens dont disposeraient, ou non, les Kémalistes, et notamment l'armée, pour empêcher l'AKP de placer un des siens à la présidence, jusque-là "bastion de la laïcité".

Dans ce climat tendu, les dirigeants de l'AKP qui négocient avec l'UE clament qu'ils n'ont pas renoncé à l'Europe ni ralenti le rythme des réformes. Sans convaincre - ni Bruxelles, ni les intellectuels turcs qui les avaient soutenus, ni désormais les marchés financiers. La Tüsiad en particulier, émanation des grands groupes industriels et financiers turcs, accuse le gouvernement, qui baisse dans les sondages, de céder aux sirènes populistes et nationalistes aux dépens des réformes de la justice, de la liberté d'expression et de l'environnement nécessaires aux investisseurs.

Les juges ont pratiquement cessé de condamner des intellectuels en vertu du fameux article 301 sur l'atteinte à la "turcitude" ou à l'armée, mais le seul maintien de cet article dans le code pénal fait régner un climat d'autocensure. Le blocage des réformes en Turquie tient aussi pour beaucoup à l'impasse sur le front kurde, où "l'alliance objective" du PKK et des faucons de l'armée, qui auraient tous deux besoin de la poursuite d'un climat de guerre, a réduit à néant les timides avancées, il y a un an encore, par le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. Avec une popularité qui aurait chuté de 43 % en janvier à 30 % début juin, l'AKP, divisée, ne risque plus de prendre ce dossier central à bras-le-corps. Même si la première cause de son recul serait, selon les sondages, son échec à lutter contre le chômage.

Thomas Ferenczi (avec Sophie Shihab, à Istanbul)
Article paru dans l'édition du 14.06.06