La Turquie et la Syrie injustement pénalisées


La chronique d'Alexandre Adler
14 septembre 2006

Orient compliqué, décidément : alors que des signes d'apaisement nous viennent aussi bien de Téhéran que de Beyrouth, et même de la vie politique palestinienne où les modérés apparus au sein du Hamas viennent de s'entendre avec les forces laïques d'Abou Mazen, voici que, comme dans le jeu du carré magique, deux crises non moins graves viennent d'émerger là où on ne les attendait guère, la Turquie et la Syrie.
Chacun de ces deux pays donnait jusqu'à présent toutes les apparences de la stabilité : l'un, la Turquie, parce qu'il y régnait de plus en plus un climat de démocratie libérale occidentaliste et un désir très majoritaire de s'arrimer à l'Europe ; l'autre, au rebours la Syrie, parce que la dictature sans trop de failles qui s'y exerce encore donnait le sentiment à tout le moins d'une stabilité étatique et d'une solidité stratégique. Ni l'une ni l'autre de ces assertions ne sont plus tenables.
 
Commençons par la Syrie, où le tout récent attentat qui a échoué à un fil contre l'ambassade des États-Unis ne peut être imputé sérieusement à une manipulation de service secret. Cette fois-ci, on a bel et bien assisté à une tentative en bonne et due forme de détruire en totalité l'ambassade américaine et de bafouer ainsi l'autorité déjà vacillante du président Bachar Assad. Les remerciements presque chaleureux adressés par le secrétaire d'État américain Condi Rice témoignent que les États-Unis ont cette fois-ci compris qu'al-Qaida opérait désormais en territoire syrien et qu'étaient visées, bien plus encore les autorités syriennes en place que les États-Unis eux-mêmes. Le porte-parole du gouvernement syrien fait déjà allusion à des terroristes islamistes sunnites installés ou encouragés aussi bien au Liban qu'en Irak. Ce point de vue n'est pas innocent, il désigne explicitement cette alliance instable de Frères musulmans syro-libanais et d'anciens fidèles irakiens de Saddam qui ont pourtant bénéficié, des mois durant, de l'appui à peine discret des services secrets syriens qui sont dans la main du rival du président, son beau-frère Shawkat. On peut d'ailleurs reprendre en les transposant les allégations du même porte-parole pour l'affaire du meurtre Hariri, et vous retrouvez la même conjonction de forces – une aile dure et terroriste du régime qui n'hésite pas à frapper d'estoc et de taille contre ses ennemis locaux ou internationaux, mais aussi par ricochet contre le gouvernement modérément réformiste de Damas. Après cette affaire, l'heure tourne et le double pouvoir actuel ne pourra pas se poursuivre indéfiniment.
 
La Turquie, évidemment, n'en est pas encore là. C'est même une démocratie apaisée qui semble partout s'imposer aux adversaires autrefois irréductibles qu'étaient les islamistes modérés de l'AKP et les laïcs kémalistes soutenus par l'armée. Mais ce sont les manoeuvres, parfaitement hypocrites, des forces hostiles à la Turquie, au sein de l'Europe, qui sont en train d'allumer une mèche dont elles ne mesurent pas tout à fait la capacité de dommages collatéraux. Depuis des mois, en effet, la Turquie ne cesse d'être harcelée : Bruxelles veut lui imposer une reddition humiliante en acceptant le pavillon chypriote dans ses ports, alors que la communauté turque de Chypre a massivement adopté par référendum le plan de réunification de Kofi Annan que la partie grecque a, de son côté, refusé massivement. L'Europe presse sans relâche la Turquie sur la question kurde au moment où les terroristes du PKK, encouragés par certains services syriens et iraniens, ont multiplié les attentats sur les plages de manière à faire monter la tension entre le gouvernement turc et le gouvernement autonome kurde d'Irak. Derrière ce gouvernement Barzani, qui donne avec réticence le refuge à certains groupes kurdes de Turquie, ce qui est visé, ce sont les relations entre Ankara et Washington, grand protecteur des Kurdes d'Irak.
 
La décision du Parlement européen de rouvrir au même moment le dossier du génocide arménien, alors que la Turquie avait donné déjà des signes d'acceptation d'un débat entre historiens – préalable à la reprise d'un dialogue arméno-turc sans conditions –, est enfin une provocation calculée, dont le seul but est d'écoeurer l'opinion et le gouvernement turcs dans leur démarche européenne. Dans le même temps, l'adoption unilatérale des normes de l'acquis communautaire fait déjà flamber les prix intérieurs et déstabilise certaines professions. C'est donc près de la moitié des Turcs qui souhaitent à présent se désengager du processus européen (contre moins de 20% il y a un an). Or, ce sont les entreprises turques qui, d'ores et déjà, font vivre ou stabilisent toute l'économie du nord de la Syrie et toute l'économie du réduit kurde irakien. Ce sont des soldats turcs qui incarnent fort à propos la présence musulmane au sein de la Finul, au Liban. Ce sont aussi les Turcs qui demeurent, avec les Russes, les grands partenaires commerciaux de l'Iran.
 
Mesure-t-on toujours bien ce que l'isolement de Bachar Assad, d'un côté, de la Turquie europhile de l'autre, peut coûter dans la crise actuelle du Moyen-Orient ? Et ici, ce n'est pas l'unilatéralisme américain, c'est la mesquinerie petite-bourgeoise des Européens qui est en scène. Il est cependant encore temps pour proposer aux Turcs et aux modérés syriens un véritable compromis historique qui, en stabilisant la coulisse du drame moyen-oriental, pourrait nous éviter de connaître bientôt l'effondrement de la scène.