La Turquie doit sortir de l’Otan

mis à jour le Mardi 30 janvier 2018 à 18h01

Marianne N° 1089 du 26 janvier 2018 | Par CAROLINE FOUREST

Des enfants intubés qui pleurent. Des visages en cendres, des corps percés de trous, dont les boyaux sortent. Les images des civils bombardés à Afrin brûlent la rétine. Une attaque sanglante qui annonce de nouveaux dangers.

2ème Article : "AVEC SA FOLIE ANTIKURDE, ERDOGAN MENACE LA PAIX" Pars PAR ALAIN LÉAUTHIER

Alors que la Turquie a lancé une offensive militaire contre les Kurdes d'Afrin, l'essayiste Patrice Franceschi (*), auteur de "Mourir pour Kobané", fait le point sur le rapport de force sur le terrain.

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Des enfants intubés qui pleurent. Des visages en cendres, des
corps percés de trous, dont les
boyaux sortent. Les images des
civils bombardés à Afrin brûlent
la rétine. Une attaque sanglante
qui annonce de nouveaux
dangers.

Si Erdogan voulait vraiment mettre un terme aux activités du PKK, il reprendrait les négociations, ruinées par sa politique brutale. Ses bombardements ont un autre objectif. Empêcher les Kurdes de former un couloir vers la mer et de bâtir aux portes de la Turquie l’autonomie d’un Rojava démocratique et laïque. Cette perspective le priverait de sa domination sur sa frontière sud avec la Syrie, celle par où tant de djihadistes de Daech sont passés pour se faire soigner côté turc. Et l’issue de secours par laquelle ils veulent maintenant tenter de s’enfuir. Qu’il est préférable de savoir cette frontière gardée par nos alliés kurdes !

Or c'est justement au moment où l'Amérique annonçait vouloir former les Kurdes

pour patrouiller le long de cette frontière qu’Erdogan est passé à l’offensive. Pour « nettoyer » - c’est son expression - la poche dAfrin et demain celle de Manbij. Une ville où les Kurdes ont débarrassé le monde de Daech lors d’une bataille héroïque. En tout, 21 villages yézidis, déjà génocidés par Daech, sont menacés.

Dans ce charnier à ciel ouvert qu’est le Levant, la question kurde révèle la dangerosité du double jeu turc et l’impérialisme menaçant des tyrans de la région.

Pendant que l’Iran envoie ses milices chiites, la Turquie bombarde. Moscou, qui a parfois aidé les Kurdes, s’est contenté d’un pudique appel à «la retenue». Ses forces, qui dominaient le ciel dAfrin, se sont retirées juste avant l’attaque turque. Personne n’exclut une entente préalable entre Poutine et Erdogan. Or rien n’est plus dangereux que ce serment entre satrapes, jumeaux dans leurs appétits pour la corruption et l’ambition de rétablir leurs empires déchus. L’un songe à la grande Russie tsariste. L’autre rêve d’un empire ottoman islamiste.

Avant de passer à l’attaque à Afrin, les troupes turques se sont carrément déguisées en soldats de l’Empire ottoman, revêtant des costumes de l’époque et jouant du tambour pour crier leur envie de reconquête. Le rêve de restaurer le califat n’est pas mort pour tout le monde.

N’oublions pas que ce sont des soldats turcs qui ont repris la petite ville de Dabbiq à Daech, presque sans combattre. D’après la prophétie à laquelle croient les islamistes, l’armée qui triomphe à Dabbiq - le nom donné par Daech à son magazine de propagande - vaincra « Rome » et permettra à l’empire islamique de s’étendre par-delà le Bosphore... Vu la vitesse à laquelle les djihadistes ont tourné casaque au profit des Turcs, il faut croire qu’Erdogan incarne à leurs yeux le nouveau calife.

Ne négligeons pas ce fantasme. Il agite tous les groupes islamistes, même rivaux, de Daech aux Frères musulmans, turcs et arabes. Et en face ? Comment réagir aux attaques que subissent nos amis kurdes ?

Le Royaume-Uni s’est couché en disant partager l’inquiétude des Turcs. On ne regrette décidément pas leur départ de l’Union européenne. L’Europe politique n’existera pas sans élever la voix, bien plus qu’en demandant une simple réunion à l’ONU sur la question humanitaire...

Le mal qui brûle en Syrie n'est pas humanitaire. Il est politique. Il s’agit de savoir si l’Union européenne restera paralysée par le chantage à l’immigration qu’exerce la Turquie, ou si elle saura passer outre, affirmer sa puissance diplomatique, et protéger nos alliés kurdes, envers qui nous avons une dette de sang.

L’autre question est de savoir si lAmé- rique a définitivement perdu son titre de gendarme du monde. Va-t-elle laisser un membre de l’Otan massacrer ses alliés et les libertés indéfiniment ?

L’Organisation du traité de lAtlantique Nord a bien des défauts, mais elle est censée protéger la liberté par la solidarité entre ses membres. Avec la Turquie d’Erdogan à bord, elle perd tout son sens. Quitte à y avoir un pied, et même si le traité ne le prévoit pas, la France doit faire entendre sa voix. Une voix européenne qui réclame le départ de la Turquie de l’Otan. ■

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"AVEC SA FOLIE ANTIKURDE, ERDOGAN MENACE LA PAIX"

Alors que la Turquie a lancé une offensive militaire contre les Kurdes d'Afrin, l'essayiste Patrice Franceschi, auteur de "Mourir pour Kobané", fait le point sur le rapport de force sur le terrain.

Marianne | PAR ALAIN LÉAUTHIER

Symbole de paix, le rameau d’olivier est devenu le nom d’une nouvelle guerre, celle que l’armée turque alancée le 21 janvier contre les Kurdes des unités de protection du peuple (YPG), alliés de la coalition internationale anti-Daech dans le nord de la Syrie. Quelques jours avant que les troupes d’Ankara, épaulées par des djihadistes de l’Armée syrienne libre (ASL), ne franchissent la frontière, l’aviation turque avait à plusieurs reprises bombardé des secteurs censés abriter les combattants YPG, en réalité des villages proches d’Afrin, une des principales enclaves kurdes, à 60 km au nord d’Alep. Si le prétexte officiel d’une « riposte à des tirs venus de la région d’Afrin » ne trompe personne, nombre d’observateurs, il y a peu encore, pensaient que Recep Erdo- gan réfléchirait à deux fois avant de mettre ses menaces à exécution. Depuis des mois, en fait depuis le début de la guerre civile syrienne, le président turc n’a cessé d’invoquer le casus belli que représentait à ses yeux la constitution d’une entité kurde autonome (le Rojava) à la frontière, le Parti de l’union démocratique (PYD) et son bras armé, les YPG, n’étant, dans la rhétorique de fer d’Ankara, que les supplétifs locaux du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Des « terroristes », ni plus ni moins, et d’autant plus dangereux qu’ils ont réussi à agréger autour d’eux des forces arabes et des milices chrétiennes, entre autres, opposées aussi bien à l’Etat islamique qu’à Bachar al-Assad, au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS), principalement armées et soutenues par les Etats- Unis et la France.

FEU VERT TACITE DE MOSCOU

Pendant toute la durée de la campagne contre l’EI, le président turc a rongé son frein, jouant sur plusieurs tableaux, de l’appui à divers groupes djihadistes à une vaine tentative de rapprochement avec son homologue syrien, sans jamais perdre de vue son objectif : empêcher à tout prix les Kurdes d’ancrer durablement leur projet territorial dans le cadre d’une future confédération syrienne. Pour passer à l’action contre les YPG, il lui fallait au moins obtenir le feu vert tacite des Russes. A en croire certains analystes, celui-ci aurait été obtenu le 18 janvier dernier, lors de la visite à Moscou du chef de l’armée turque, le général Hulusi Akar, et du responsable des services de renseignements, Hakan Fidan. Sans condamner formellement l’opération « Rameau d’olivier », la diplomatie russe a néanmoins appelé Ankara à la « retenue », tout comme Washington dont l’attitude à l'égard des Kurdes syriens louvoie entre abandon et soutien renforcé, selon le moment et les interlocuteurs. Ainsi, alors qu’en novembre dernier Donald Trump s’était engagé auprès de son homologue turc à ne plus armer les Kurdes, les Etats-Unis ont récemment donné leur aval à la création d’une force de 30 000 hommes provenant en grande partie des YPG. Par comparaison, la position de la France a au moins le mérite de la clarté : elle a demandé la fin de l’intervention turque et une réunion en urgence du Conseil de sécurité le 22 janvier. Pas sûr pourtant que cela suffise à freiner l’ambition affirmée d’Erdogan. Pour Marianne, l’essayiste Patrice Franceschi, engagé de longue date aux côtés des Kurdes syriens et auteur de Mourirpour Kobané*, fait le point sur le rapport de force trois jours après le début de l’offensive.

Marianne : Afrin est-il tombé aux mains des Turcs ?

Patrice Franceschi : Non, en tout cas pas à l’heure où je m’exprime [l’interviewa été réalisée le matin du 22 janvier], tout en étant régulièrement informé de la situation, quasiment heure par heure. Dieu sait pourtant que les Turcs ont mis les moyens, en aviation, blindés, artillerie, et en hommes, sans compter l’appui de leurs supplétifs de l’ASL dont nous avons toujours su qu’ils n’étaient, dans leur grande majorité, que des islamistes déguisés. Pour l’instant, il y a surtout des pertes dans la population civile des villages environnant Afrin. Les Turcs ont bombardé et pilonné à l’aveugle, mais ils se heurtent à une résistance bien plus grande qu’ils ne l’imaginaient. 11 ne faut pas perdre de vue que les YPG sont des guerriers particulièrement entraînés et bien supérieurs à ceux qui les attaquent. L’armée turque a été décapitée à la suite du coup d’Etat manqué contre Erdogan en 2016, son commandement a perdu de l’efficacité. Quant aux miliciens de l’ASL, ils n’ont jamais eu le degré de combativité des djihadistes de l’Etat islamique. A mon avis, ceux qui parient sur une défaite rapide des YPG se trompent. La région d’Afrin est plutôt montagneuse, ils en connaissent les moindres recoins, c’est leur terre...

Il n’en reste pas moins qu’Erdogan se sent en position de force et n’a pas pris cette initiative sans quelque garantie...

Avant tout, il faut quand même rappeler que cette intervention est totalement injustifiée, car les YPG ne menacent en aucune manière la sécurité de la Turquie et de sa population. C’est une fable. Qui peut sérieusement y croire ? Nul autre qu’Erdogan et sa folie antikurde ne menace la paix aujourd’hui, alors même quelle semblait à portée de main même si le règlement politique du conflit prendra du temps.

Il semble tout de même, selon nombre d’analystes, que les Russes lui ont laissé la voie libre...

On le dit beaucoup, c’est vrai, mais, depuis le début des négociations de paix, en 2016, rien n’indique que les Russes aient choisi de jouer la carte de l’élimination des Kurdes. Tant que la coalition internationale et les Russes d’autre part avaient besoin des YPG sur la ligne de front face à Daech, Erdogan savait qu’il ne pouvait attaquer Afrin et provoquer ainsi leur démobilisation de la zone de Raqqa. Personne ne lui aurait permis de le faire. Aujourd’hui, il pense qu’il peut mettre Russes et Occidentaux devant le fait accompli et qu’ils ne bougeront pas.

De fait, pour l’heure du moins, les uns et les autres ne bougent guère. On l’invite à la « retenue », guère plus...

Il est vrai que seules les autorités françaises ont immédiatement tenu un langage de fermeté. On ne peut que s’en féliciter d’ailleurs, la France fait ce quelle peut, avec ses moyens, même si l’on peut regretter que les actes ne soient pas toujours en adéquation avec les discours. Cela posé, il n’est pas sûr que la poursuite de l’offensive passe comme une lettre à la poste. Erdogan, on le sait, poursuit deux objectifs qui sont des idées fixes. S’imposer comme le maître du monde sunnite et se débarrasser radicalement des Kurdes. Le premier lui échappe et je ne suis pas sûr que Russes et Américains lui laisseront achever le second. Les Américains n’y ont certainement pas intérêt, alors que le régime de Rachar al-Assad, soutenu par l’Iran et les Russes, a symboliquement gagné la guerre...

Mais Trump n’avait-il pas annoncé vouloir couper les ponts avec eux ?

Sur le terrain en tout cas, ce n’est pas la réalité, sinon je m’explique mal les livraisons d’armes qui ont eu lieu il n’y apas si longtemps... L’agression turque est sérieuse, mais rien n’est joué, et pour ce qui est de la France, ce serait une erreur, pis, une faute, jf que d’abandonner des alliés dans un ï. des rares secteurs du Proche-Orient | où des gens se battent pour autre f chose qu’une dictature religieuse. ■

PROPOS RECUEILLIS PAR A.L.

(*) PATRICE FRANCESCHI: Ecrivain et voyageur, il a reçu le prix Goncourt de la nouvelle en 2015.

* Editions des Equateurs, 2015. Réédition en poche chez Tempus, 2017.