La Turquie d'Erdogan est une antidémocratie du XXIe siècle

mis à jour le Mercredi 27 juin 2018 à 17h43

Le Monde | Par Hamit Bozarslan | 27/06/2018

Pour le sociologue Hamit Bozarslan, la victoire du président sortant, Recep Tayyip Erdogan, va confirmer le processus de re-radicalisation d'un régime déjà aux abois

Ainsi donc Recep Tayyip Erdogan va pouvoir former son gouvernement, contrôler l'Assemblée et nommer les juges et procureurs ; bref, exercer pleinement les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Plus qu'un nouveau tournant autoritaire, le régime que le reis turc instaure à la faveur des élections du dimanche 24  juin représente l'un des exemples les plus radicaux des antidémocraties du XXIe  siècle.

L'erdoganisme part du principe que la nation turque, bras armé de l'islam, aurait reçu de l'histoire la mission de dominer le monde pour lui apporter justice et harmonie. Cette mission aurait cependant été entravée par l'inimitié de l'Occident, la trahison des ennemis de l'intérieur essaimés à travers la vaste " mère patrie de 18  millions de km2 ", et l'aliénation des élites turques occidentalisées. Le président le rappelle, la première guerre mondiale continue avec sa seule et unique finalité : détruire la Turquie. Faire face à cette menace exige la refondation de la nation dans son essence altérée.

Au-delà de cet impératif de survie, il fixe un objectif à échéance à ses sujets : 2071, le millénaire de la victoire turque sur Byzance, doit témoigner de la naissance d'une nouvelle ère de domination -turque. Les " amis de 2071 " admettront" naturellement " la nécessité d'une fusion charnelle entre la nation et son chef : le reis doit puiser sa légitimité dans la nation pour incarner son passé et son futur, honorer ses " martyrs " dont le sang " a transformé la terre en patrie " et le " tissu en drapeau ", et doter le pays d'une puissance digne de son rang.

Cet arrière-fond idéologique, réactivé et radicalisé à chaque défi que le régime d'Erdogan a dû relever en interne et à chaque défaite qu'il a subie en externe, explique largement la trajectoire de la Turquie des années 2010. Les élections du 24  juin confirment certes que de nombreux espaces de vie et de résistance -continuent d'exister dans le pays, mais aussi qu'Erdogan peut compter sur un bloc hégémonique regroupant une bourgeoisie rentière – qui -bénéficie de sommes publiques faramineuses –, les laissés-pour-compte – convain-cus que la pauvreté n'est pas une question -politique ni même sociale, mais de la simple charité –, et les classes moyennes turco-sunnites, profondément conservatrices, de l'Anatolie centrale.

Paramilitarisation de l'État

Certes, la base électorale d'Erdogan, largement urbanisée, avec un taux de natalité qui ne cesse de chuter, négociant sa survie au quotidien ou tentant de capitaliser sur ses acquis, n'est nullement prête à se sacrifier pour la " patrie ". Mais ce manque d'enthousiasme est compensé par la paramilitarisation de l'Etat à la fois en interne, avec la constitution de corps spéciaux de la police et de la gendarmerie, et en externe, avec la cooptation massive des djihadistes syriens, capables de procéder à un nettoyage ethnique dans la ville kurde d'Afrin comme de s'y entre-tuer pour le butin.

Erdogan est arrivé au pouvoir en  2002 à la faveur d'un double processus de déradicalisation, de l'islamisme mainstream (Frères musulmans, Ennahda…), qui, laissant derrière lui ses ambitions révolutionnaires, se faisait désormais apôtre du conservatisme -social et du néolibéralisme, et de l'islamisme turc, qui ne pouvait surmonter sa marginalité électorale qu'en réalisant une ouverture vers les classes moyennes, la gauche libérale, la mouvance kurde et l'Europe.

Depuis le tournant de 2010, cependant, l'erdoganisme ne survit que par un processus de re-radicalisation, mais cette fois-ci en tant que régime aux abois. Il est un régime d'exception et de guerre, mais sans qu'on sache exactement qui est l'ennemi et d'où vient la menace : la Russie, déclarée l'ennemi durant les premières années du conflit en Syrie, se transforma en ami, pour être remplacée par les " Croisés " comprenant, pêle-mêle, la " diaspora arménienne ", le " lobby juif ", le " lobby du taux d'intérêt " et les… " zoroastriens - une minorité religieuse préislamique - ". Le prédicateur Fethullah Gülen, " ami " intouchable du régime au nom duquel ses procureurs et juges faisaient régner une véritable terreur d'Etat, se vit labellisé, du jour au lendemain, chef de l'" Organisation terroriste-Structure d'Etat parallèle ".

Promouvant une croissance par un endettement à outrance, la " doctrine Erdogan " place désormais le pays au bord d'un effondrement économique, mais la responsabilité est imputée par le président turc au " lobby du taux d'intérêt " et à l'" Occident "… jaloux de " notre troisième aéroport d'Istanbul ", qui portera, fort probablement, son nom. A la veille des élections du 24  juin le président turc avait expliqué, " en toute -modestie ", qu'il était, avec Vladimir Poutine, le seul grand leader international. Comme l'autocrate russe, il sait, en effet, qu'en cas de crise, il peut compter sur sa puissance de nuisance et sur la capitulation des démocraties devant les antidémocraties.