La Syrie, théâtre de nouvelles guerres entre puissances régionales

mis à jour le Vendredi 16 février 2018 à 14h57

Le Figaro | vendredi 16 février 2018 | Georges Malbrunot

Israéliens et Turcs interviennent de plus en plus sur le sol syrien pour peser sur l’issue du conflit.

MOYEN-ORIENT Empêcher les Kurdes d’être autonomes dans le nord de la Syrie. Et au sud, contrer l’avancée de l’Iran et de ses satellites. Maintenant que Daech a été vaincu territorialement dans l’est du pays, les conflits les plus inquiétants par leurs risques de débordements n’opposent pas Bachar el-Assad à ses opposants, mais des puissances régionales ou des voisins de la Syrie, soucieux de garantir leurs intérêts sécuritaires, d’ici à la fin de la guerre.

Autour de l’enclave d’Afrine, dans le Nord-Ouest syrien, depuis quatre semaines, des bombardements turcs visent à éradiquer les infrastructures militaires des Kurdes du PYD, tandis qu’au sud, les récentes attaques de l’aviation israélienne montrent que l’État hébreu refuse que le Hezbollah et l’Iran s’y installent durablement pour ouvrir un second front, après le Sud-Liban. Sept ans après le début des violences, le conflit a muté. Des guerres dans la guerre sont apparues, dont les vainqueurs pourraient être la Russie, incontestable maîtresse du terrain, et ­Bachar el-Assad, qui apparaît, à court terme du moins, comme un moindre mal pour Ankara et Tel-Aviv.

Samedi, aux premières heures de la journée, on a frôlé une nouvelle guerre régionale, lorsqu’un drone iranien décolla de la base T4 dans le centre de la Syrie. Une imitation d’un drone américain RQ Modèle 170, tombé en Iran en 2011. L’avion sans pilote fut neutralisé 90 secondes seulement après son entrée au-dessus du territoire israélien. En riposte, huit avions de Tsahal frappèrent de nombreuses cibles en Syrie. Mais contrairement à ce qui se passait jusque-là, les appareils israéliens furent accrochés par une vingtaine de missiles. Pour la première fois depuis 1982, Tsahal perdit un avion F-16. Aussitôt Damas et son allié libanais du Hezbollah chantèrent la fin de l’invincibilité aérienne israélienne.

L’État hébreu est-il tombé dans le piège tendu par ses ennemis iraniens pour redéfinir les règles d’engagement israélien chez son voisin syrien ? Les stratèges de Tsahal s’en défendent. La promptitude avec laquelle Damas riposta s’expliquerait par une décision prise au plus haut niveau par les dirigeants russes, iraniens et syriens. Désormais, la violation de la souveraineté aérienne syrienne ne resterait plus impunie.

Des troupes russes se trouvaient non loin de la base T4. Samedi soir, furieux, Vladimir Poutine téléphona à Benyamin Nétanyahou. « Les Russes auraient pu empêcher le lancement du drone iranien, mais ils ont choisi de ne rien faire. Leur message était fort, et on l’a entendu », confia un haut responsable militaire ­israélien au journaliste israélien Ronen Bergman, cité dans le New York Times. Selon Bergman, l’appel entre Poutine et Nétanyahou permit d’éviter d’autres ripostes israéliennes.

Depuis septembre, l’engagement israélien s’est accru en Syrie. Au-delà des frappes contre des convois d’armes du Hezbollah, non loin de la frontière avec le Liban, des raids israéliens visent désormais des cibles en profondeur du territoire contre des bases militaires du régime qui abritent des agents iraniens ou pro-iraniens. L’État hébreu en est arrivé à la conclusion que ni les Russes, ni les Américains ne voulaient repousser les menaces iraniennes sur sa frontière nord. « À partir de 2016, les Israéliens demandèrent aux Américains et aux Russes que les milices chiites pro-iraniennes ne puissent s’approcher à moins de 60 km de la frontière nord de l’État hébreu », souligne la chercheuse Elizabeth Tsurkov, basée en Israël. Selon elle, « Moscou ne s’engagea seulement, et à titre temporaire, que sur une non-présence de combattants étrangers à moins de 5 à 7 km d’Israël ». Les attaques répétées d’Israël contre l’armée syrienne ont fini par irriter Moscou, qui donna son feu vert aux ripostes d’Assad.

Un autre changement s’est produit dans le sud de la Syrie. Des rebelles ont reconnu qu’Israël avait accru son soutien auprès d’eux. Soutien en armes, munitions et argent pour s’en procurer sur le marché noir. Au moins sept factions en profitent, dont Liwa Foursan al-Jolan et Firqat Ahrar Naawa. Des rebelles aidés par la CIA jusqu’à ce que Donald Trump ferme, fin 2017, le Military Operations Command d’Amman qui payait les salaires de milliers d’insurgés anti-Assad du Front Sud. Israël prit le relais, mais ses supplétifs échouèrent à éloigner les milices pro-iraniennes de sa frontière. ­Moscou en fut également irrité.

Jusqu’au début de la révolte contre Assad en 2011, la frontière nord avec la Syrie fut la plus sûre d’Israël. Aujourd’hui encore, le régime syrien n’est pas perçu par l’État hébreu comme une menace directe, seulement sa dépendance à l’Iran. « Dans le débat qui agite le milieu sécuritaire en Israël, estime Mme Tsurkov, certains font valoir que la priorité est que le régime reprenne le contrôle du Sud, aussi longtemps que les pro-iraniens en seront écartés ».

C’est dans des termes voisins que la Turquie analyse la situation dans le nord-ouest de la Syrie, où elle intervient militairement. « Plus que le départ d’Assad, la priorité stratégique turque maintenant que Daech a été soumis, c’est d’empêcher l’émergence d’une zone autonome kurde dans le Nord », insiste Julien Barnes-Dacey, de l’European Council on Foreign Relations. Avant l’offensive turque, Ankara et Moscou se sont discrètement mis d’accord sur de nouvelles lignes de déconfliction. L’opération turque permet à la Russie de réaliser trois objectifs, affiche sans détour la page Facebook du Centre de Hmeimimin en Syrie : « Affaiblir l’influence américaine en Syrie, pousser les Kurdes à négocier avec Damas et renforcer la coopération russo-turque. » Mais Moscou ne pourra atteindre ses buts que si l’offensive turque ne se transforme pas en une confrontation longue et élargie entre Ankara et les Kurdes syriens, comme celle qui oppose le PKK et les Turcs en Irak. Rien n’est moins sûr. Autour d’Afrine, les combattants Kurdes résistent, et les exigences syriennes pour que Damas vole au secours des Kurdes sont encore inacceptables par ces derniers. Bref, le risque d’enlisement existe. D’autant que la Turquie veut aller plus à l’est, jusqu’à Manbij, où des troupes américaines sont stationnées, faisant planer le risque d’affrontements entre alliés. Ankara affiche une hostilité inégalée envers les États-Unis qui ont armé ses ennemis kurdes. Avant d’arriver à Ankara jeudi, Rex Tillerson a cherché à apaiser les Turcs en affirmant depuis Beyrouth que les États-Unis n’avaient livré aucune arme lourde aux Kurdes. Mais Washington n’a pas l’intention de lâcher ses alliés kurdes syriens. En restant en Syrie, les États-Unis entendent empêcher que l’Iran, le Hezbollah et Damas sortent vainqueurs du conflit. Les récentes frappes américaines, tuant plusieurs dizaines de supplétifs d’Assad - parmi lesquels cinq employés russes d’une société de sécurité privée - sont un message clair, adressé aux milices pro-iraniennes et à la Turquie de ne pas s’aventurer trop près des 2 000 soldats américains, déployés dans le Nord-Est syrien.

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La Russie ne parvient pas à sortir le Moyen- Orient de l’impasse syrienne

Le Figaro | vendredi 16 février 2018 | Par Isabelle Lasserre

Depuis la chute de Raqqa et les succès remportés par la coalition internationale et ses alliés locaux contre Daech, certains espéraient que la Syrie entrerait dans une nouvelle phase, celle de la reconstruction et de la transition politique. Mais la guerre, qui dure depuis 2011, est au contraire repartie de plus belle, entraînant dans son tourbillon de nouveaux acteurs, ouvrant de nouveaux fronts, comme si l’éclipse de la menace djihadiste avait créé un appel d’air. Du bruit de ses canons, la guerre a balayé la dernière tentative de médiation diplomatique, celle de la Russie et de ses alliés turc et iranien, réunie fin janvier au bord de la mer Noire. Après l’échec des négociations de Genève organisées sous la houlette des Nations unies, la réunion de Sotchi a tourné au fiasco, douchant les espoirs de la Russie, qui pensait pouvoir faire mieux que ses adversaires occidentaux. Le sommet a au contraire été suivi par une recrudescence de l’offensive militaire du régime contre deux enclaves rebelles et par la poursuite de l’attaque turque contre les Kurdes, dans le nord du pays. Moscou a redécouvert qu’il est plus facile de gagner la guerre que la paix. Surtout au Moyen-Orient.

Sur le papier, le Kremlin conserve les atouts d’un possible faiseur de paix. Déclenchée en septembre 2015, son intervention militaire en Syrie est une réussite. L’opération, pourtant lancée sans l’aval des grandes puissances, a servi ses objectifs et ses intérêts dans la région. « La Russie avait été mise à l’écart après l’annexion de la Crimée. Elle a retrouvé un statut international et rétabli une sorte de relation spéciale avec les États-Unis », explique Julien Nocetti, spécialiste de la Russie à l’Ifri, à l’occasion d’un colloque organisé par la Fondation pour la ­recherche stratégique et la BnF. En déployant à peine 5 000 hommes sur le ­terrain, la Russie a sauvé le régime de Bachar el-Assad et s’est imposée au cœur de l’équation régionale. « Elle s’est donné une forte capacité d’intervention, grâce à son aviation, sans courir de grands dangers collatéraux », précise le diplomate Jean-Claude Cousseran pendant ce même colloque. Et sans s’attirer de réelles antipathies. Au contraire, la Russie parle à tout le monde dans la ­région : Turquie, Iran, Arabie saoudite, Israël… C’est un autre levier sur lequel s’appuie le Kremlin pour tenter de transformer la victoire militaire en succès diplomatique.

Compétition stratégique 

Mais la capacité d’influence politique de la Russie au Levant a aussi des limites. « Les Russes ont voulu rassembler leurs amis et ceux qui sont acquis à leur cause. Il s’agit davantage d’un arrangement que d’un vrai projet diplomatique », constate Jean-Claude Cousseran. La paix de ­Moscou n’a convaincu ni l’opposition syrienne ni les Kurdes. « Le but des Russes est de conserver la maîtrise des horloges pour diriger l’agenda. Mais il existe un décalage entre l’ambition de puissance de Moscou et les réalités du terrain », explique Julien Nocetti.

Comme ils avaient pensé pouvoir introduire un coin entre Moscou et Téhéran, alliés en Syrie, les Occidentaux avaient espéré que la Russie influencerait Bachar el-Assad, dont elle a sauvé la tête et le régime. Mais la question de la loyauté du président syrien vis-à-vis du parrain russe reste entière. « Le soutien de l’Iran et de la Russie à Bachar est demeuré inconditionnel… Cette fuite en avant a vidé de toute substance le dialogue national » que la Russie prétendait susciter entre les parties syriennes, selon le spécialiste Jean-Pierre Filiu. « La Russie, poursuit-il, a trop lié son crédit au rétablissement d’Assad pour exercer sur lui une pression sérieuse. » Le grand écart permanent auquel est contrainte la Russie pour garder ses alliés dans la région est une autre source de tension pour le Kremlin, à l’heure où Israël et l’Iran s’affrontent sur le territoire syrien. Enfin, la Russie sait qu’elle n’aura pas les moyens de jouer un rôle majeur dans la reconstruction du pays, pour des raisons économiques.

Privés de leviers assez solides pour faire pression sur la Russie et sur l’Iran, conscients de l’échec des pourparlers de l’ONU, les États-Unis et l’Europe ont fini par donner la priorité de leur politique syrienne au combat contre Daech. Il n’est pas sûr que les difficultés rencontrées par la Russie pour fournir une porte de sortie politique à la crise lui permettent de reprendre la main diplomatique sur le dossier. La compétition stratégique entre la Russie et les États-Unis en Syrie pourrait en revanche être relancée. L’élan prorusse de Donald Trump appartient en effet au passé. Les dénis d’accès organisés en Syrie par l’installation de systèmes antiaériens - missiles S400 et S300 - ont des conséquences politiques et stratégiques pour les Occidentaux. Les Russes se sont ouvert un boulevard au Moyen-Orient en provoquant une rupture des équilibres régionaux. Ils ont aussi prouvé à l’Europe qui désarme et aux États-Unis qui les sous-estiment que « la puissance des armes n’est pas obsolète », dit Julien Nocetti. Mais l’impasse syrienne demeure entière.