La solidarité de Calais pour le clandestin au pied broyé


Mercredi 19 décembre 2007| Envoyée spéciale à Dunkerque HAYDÉE SABÉRAN

Sur sa table de chevet, à l’hôpital de Dunkerque, il y a des noix, du miel, du parfum, des livres pour enfants en français. A la fin de l’été, Hardi Mahadin Amin était encore berger dans les environs de Kirkouk, en Irak.

Aujourd’hui, ce Kurde de 20 ans n’a plus qu’une jambe. Passager clandestin, il s’était glissé sur un essieu, sous un camion, le 2 novembre, à Vieille-Eglise, entre Calais et Dunkerque. Il croyait rouler vers l’Angleterre, mais le poids lourd est parti dans l’autre sens. Quand Hardi a voulu descendre, son pied a été broyé. Septicémie, sa jambe a été coupée. Il a fallu acheter une prothèse à 4 700 euros, payée par des dons de Calaisiens.

Racket. Sur son lit d’hôpital, le berger raconte. Cet été, cinq «terroristes» lui volent des moutons dans son village. Il est passé à tabac, les yeux bandés. Il se plaint à la police, deux agresseurs sont arrêtés. Trois autres reviennent, frappent encore. Une lettre arrive : 30 000 dollars (20 800 euros) ou la mort. La famille contacte des passeurs, vend une partie du troupeau, et Hardi fuit en Turquie. Vers la France, il est seul à l’arrière du camion. Coût du voyage : 16 000 dollars (11 100 euros). A Calais, un passeur lui propose dix jours de tentatives vers l’Angleterre pour 200 euros. Un racket : les passeurs tiennent les aires d’autoroute et les parkings. Se glisser dans un camion sans autorisation du passeur, c’est risquer le coup de couteau, alors ceux qui peuvent paient. Au bout de dix jours, si on n’est pas passé, il faut payer encore. Hardi essaie toutes les nuits. Le jour, il dort dans la forêt dans le froid et la pluie, comme environ 300 personnes à Calais en ce moment. Au port, la police le trouve chaque fois. Un autre passeur propose un marché «sûr à 100 %», dit Hardi : 1 800 dollars (1 250 euros) le passage sur les essieux, sous le camion.

C’est la nuit, le 2 novembre. Avec deux autres Kurdes, il se glisse, mal installé. Le poids lourd ne part pas dans la direction convenue. Ils donnent des coups sur la paroi, appellent. Le camion ne s’arrête pas. L’un des trois jette son blouson sur l’asphalte. Les voitures envoient des appels de phares, mais le chauffeur ne s’arrête pas. Les trois garçons bidouillent un tuyau sous le camion, ce qui déclenche un signal. Le chauffeur s’arrête. Deux Kurdes descendent. Le camion redémarre. Hardi reste coincé, c’est l’accident. Il se coince le pied dans la roue, qui l’arrache.

Le journal Nord Littoral raconte l’histoire. «Ça avait commencé par un fait divers, qu’on a suivi comme on le fait toujours», explique Alexis Thomassin, journaliste. Pour payer la prothèse, l’association Salam (1) demande au journal de publier un appel. Une centaine de personnes ont envoyé des chèques, 10 euros, 20 euros. «Les gens ne roulent pas sur l’or, mais dans un cas pareil la solidarité prend le dessus», veut croire Jean-Claude Lenoir, enseignant à Calais et bénévole à Salam. Ginette (2), 76 ans, ancienne employée : «Je n’ai pas donné grand-chose, j’ai pas beaucoup de moyens. Mes petits-fils ont le même âge, lui, il est tout seul. Je me suis dit : "Mon Dieu, si j’étais à sa place, sans famille sans personne dans un pays où je ne parle pas la langue."» Suzanne, 68 ans, ancienne ouvrière raccommodeuse dans une fabrique de dentelle : «Si ça m’arrivait, j’aimerais être aidée. C’est pas normal que, si jeune, on ait une jambe en moins.»

Rééducation. Hardi a été opéré grâce aux soins d’urgence. Si la Sécu refuse de payer la facture, l’hôpital devra s’en charger. L’association se demande comment financer la rééducation. La souscription reste ouverte. Sur le lit, Hardi sourit tristement. «Avant, j’étais dans le froid, la pluie, la forêt. J’ai demandé à rester en France, mais la police me disait non. Et maintenant que j’ai perdu ma jambe, on s’occupe de moi.» En attendant, des bénévoles passent le voir. «On regarde dans les livres, on rigole. On essaie de parler comme on peut.» C’est surtout Sylvie qui parle. Elle lui raconte qu’il a un joli sourire, des fossettes, et qu’il se trouvera une copine. Elle lui montre la marque du fauteuil roulant : Sadam. Elle se marre. Lui aussi.

(1) Salam comme «Soutenons, aidons, agissons, luttons pour les migrants et les pays en difficulté», une association d’aide aux migrants sans-abri de Calais depuis la fermeture du centre de Sangatte en 2002. www.associationsalam.org

(2) Son prénom a été modifié.