La révolte kurde gronde et gagne Istanbul

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Le Figaro (avec AFP) 3 avril 2006 (Rubrique International)

Les heurts qui opposent jeunes Kurdes et forces de sécurité ont causé la mort d’au moins quinze personnes, depuis une semaine dans le sud-est turc et à Istanbul. Par-delà ces affrontements – les plus violents depuis la décennie – le spectre de plusieurs années de lutte armée rappelle les heures sombres du PKK.

Le bilan n’a cessé de s’alourdir depuis le début des émeutes qui opposent forces de sécurité et militants kurdes, dans le sud-est du pays, il y a une semaine. Au total, au moins quinze personnes, dont trois enfants, ont été tuées, dans cette région majoritairement peuplée de Kurdes. Plus de 250 blessés ont par ailleurs été recensés, en six jours.
 
 
Au sixième jour de ces heurts, dimanche, la tension est montée d’un cran, en se propageant à Istanbul. Dans la soirée, trois personnes ont péri dans l’incendie d’un bus, suite à une attaque au cocktail Molotov, à Bagcilar, une banlieue majoritairement peuplée par des Kurdes, située au sud-est de la ville.
 
Plus tard, la tension a même gagné le centre-ville d’Istanbul où d’autres heurts ont éclaté dans la journée. Quelque 200 manifestants kurdes ont attaqué avec des pierres, des bouteilles et des cocktails Molotov la police anti-émeutes, qui a répliqué avec ses matraques et des gaz lacrymogènes. Au moins sept manifestants ont été interpellés par la police.
 
C’est la vague de violences la plus intense depuis une décennie, dans cette région meurtrie par une situation économique défavorable et par des années de conflit armé.
 
 
80% d’enfants parmi les manifestants
 
La situation s’est embrasée lundi dernier à Diyarbakir, ville principale du sud-est turc, lors des funérailles de quatorze militants du Parti des travailleurs kurdes (PKK), tués lors d’affrontements avec les forces de sécurité. Depuis ce jour, douze personnes sont mortes à Diyarbakir et dans les provinces voisines où s’est propagée la révolte.
 
Dans cette ville de garnison largement peuplée de Kurdes, le gouvernorat estiment à « 80% » le nombre d’enfants parmi les manifestants, c’est-à-dire de mineurs âgés de moins de 18 ans.
 
« Nous avons déployé des efforts rapides pour panser les plaies… En dix jours, trente de nos habitants sont morts », a déclaré le maire de la ville, Osman Baydemir.
 
Après plusieurs jours de violents affrontements, Diyarbakir a retrouvé un calme relatif lundi matin. Des incidents sporadiques ont cependant été signalés à Kiziltepe et Nusaybin, deux bourgades situées à la frontière avec la Syrie, où des heurts se sont produits la veille.
 
Ce sont les affrontements les plus graves depuis une dizaine d'années dans cette région. Le pays a subi une recrudescence des violences depuis juin 2004, date à laquelle le PKK, une organisation placée sur la liste des groupes terroristes par l’Union européenne et les Etats-Unis, a mis un terme au cessez-le-feu qu'il avait unilatéralement décrété et qu'il observait depuis cinq ans.
 
Appels au calme du DTP
 
Depuis 1984, de telles violences ont fait quelque 37 000 morts, réduisant à néant tout espoir de croissance économique dans la région, vidée de plusieurs milliers de ses habitants partis vivre plus à l’ouest.
 
Face à l’embrasement de la situation, la principale formation politique kurde du pays, le Parti pour une société démocratique (DTP), a exhorté les Kurdes à cesser les violences. Cette formation créée l’an dernier par Leyla Zana, la pasionaria kurde, emprisonnée pendant dix ans pour complicité avec la guérilla, a également demandé au gouvernement d'Ankara d’adopter des réformes substantielles en faveur de la minorité kurde.
 
« J'appelle tout notre peuple à se tenir à l'écart de la violence et à ne pas agir avec une mentalité agressive », car « la violence n'amène que d'autres violences », a ainsi déclaré le coprésident du DTP, Ahmet Turk.
 
Les droits culturels, pomme de discorde
 
Pour le DTP comme pour la plupart des 12 millions de Kurdes de Turquie, les réformes proposées par Ankara doivent comprendre l'amélioration des droits politiques et culturels de cette forte minorité de même qu’un développement économique et social et une amnistie générale pour les membres du PKK. « Les Kurdes estiment qu'ils sont toujours considérés comme des citoyens de seconde zone », a-t-il ajouté. « Comment peut-on résoudre le problème uniquement par la matraque, par la répression et l'imposition du silence ? Nous voulons que cette mentalité change ».
 
De son côté, Ankara soucieuse de se rapprocher de Bruxelles en vue d’une future adhésion, refuse de négocier avec le PKK. Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan a fait quelques concessions, jugées insuffisantes par les Kurdes, qui représentent non moins de 13% de la population turque.
 
Pour satisfaire aux critères de Copenhague, le parlement turc avait en effet voté, en 2002, deux lois visant à réformer l’enseignement des langues. Seulement appliqué en 2004, « l’apprentissage des différentes langues et dialectes des citoyens turcs » est désormais possible par la diffusion de programmes audiovisuels et par l’organisation de cours privés. Ces mesures, jugées comme un progrès indéniable, sont encore loin d’une reconnaissance explicite de la langue kurde. Le mot « kurde » est en effet exclu du texte de loi qui précise qu’ « aucune autre langue que le turc ne peut être enseignée comme langue maternelle ».