La peur des Kurdes d’Istanbul


Lundi 19 novembre 2007 | RAGIP DURAN

 «Ma cousine médecin se promenait l’autre jour sur l’İstiklal, [à Péra, les Champs-Elysées d’Istanbul, ndlr] où défilaient des manifestants nationalistes, son portable a sonné, c’était sa mère qui l’appelait de Diyarbakir [Sud-est] qui ne parle que le kurde. Ma cousine a dû répondre en kurde. D es manifestants l’ont repérée et ont voulu l’attaquer en criant “Terroriste! Terroriste!” Elle a pu s’échapper en courant», témoigne Abdullah Keskin, directeur de la maison de publication Avesta, spécialiste de la littérature et des œuvres politico-sociales kurdes.

Menaces. Comme dans tout l’ouest du pays, la peur, l’inquiétude et l’insécurité règnent dans la communauté kurde d’Istanbul depuis l’intensification du conflit entre l’armée turque et le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mène la lutte armée contre le gouvernement. L’éventualité – moins probable mais toujours présente – d’une incursion militaire turque dans le nord de l’Irak ces derniers mois a encore échauffé les esprits, tant parmi les Turcs toujours plus exaspérés du «terrorisme séparatiste», queparmi les Kurdes (15 millions sur 70 millions d’habitants pour la plupart concentrés dans le sud-est anatolien). «Il ne s’agirait pas d’une simple opération transfrontalière de sécurité contre le PKK, car l’armée turque vise clairement l’entité kurde dans le nord de l’Irak, cette première ébauche d’Etat kurde», estime Umit Firat, intellectuel indépendant kurde d’Istanbul où vivent 3 millions de Kurdes sur 15 millions de Stambouliotes.

Les violences antikurdes sont devenues de plus en plus fréquentes comme dans la ville de Bursa, de l’autre côté de la mer de Marmara, le mois dernier. A Istanbul, il s’agit le plus souvent d’humiliations ou de menaces. «İl était minuit, je rentrais chez moi, les policiers de la circulation faisaient un contrôle d’alcoolémie, mais j’ai vu des types en civil qui me demandaient ma carte d’identité. Quand ils ont vu que j’étais né à Sirnak [Sud-est, région frontalière de l’Irak, ndlr] ils m’ont dit “İnterdit! Les Kurdes ne peuvent pas entrer à Bagcilar” [quartier populaire près de l’aéroport d’Istanbul, ndlr]», raconte un livreur. «Trois hommes sont entrés dans ma boutique et m’ont longtemps interrogé sur la carence du drapeau turc sur ma vitrine. Je leur ai dit que je mets le drapeau seulement pendant les jours fériés. İls m’ont dit qu’il faut le mettre tous les jours. J’ai dû accepter», explique un cordelier du Grand Bazar soulignant avec un soupir : «Pourtant j’avais fait attention à mon accent, afin qu’ils ne comprennent pas que je suis kurde.»

Attaques. «C’est vrai que nous sommes inquiets. Heureusement que personne n’est mort jusqu’à aujourd’hui, mais nous ne pouvons rien. Les nôtres [les Kurdes, ndlr] n’iront jamais à la police ou bien au tribunal pour se plaindre des attaques antikurdes. On ne fait plus confiance à la police ou aux juges», assure un jeune étudiant vraisemblablement proche du PKK. «On fait des petites réunions informelles entre familles dans les maisons pour trouver des solutions, pour mieux nous protéger. Nous ne contre-attaquerons pas, ça, c’est sûr… Mais nous renforçons les mesures de sécurité, nous refaisons nos portes, les serrures et on a maintenant des bâtons derrières les portes», ajoute-t-il.

Umit Firat est aussi inquiet qu’amer : «A cause des déclarations des militaires en poste ou en retraite et des publications haineuses des médias, la cible n’est plus cette fois uniquement le PKK. La vague nationaliste vise l’ensemble des Kurdes voire les Américains accusés d’aider les Kurdes.» AbdullahKeskin est tout aussi amer : «Auparavant dans les communautés kurdes, moi j’étais fier de me présenter en tant que Kurde d’Istanbul. Désormais les Kurdes s’éloignent politiquement et psychologiquement de plus en plus de cette grande ville.»