La mort de Jalal Talabani, ancien président irakien

mis à jour le Jeudi 5 octobre 2017 à 15h16

Lemonde.fr - Par Allan Kaval
 
Le premier président non arabe de la République irakienne post-invasion américaine de 2003 est mort le 3 octobre à l’âge de 83 ans.

Au Kurdistan d’Irak, le pouvoir et la guerre sont d’abord une affaire de famille, de clan. Avec la disparition de Jalal Talabani, le 3 octobre à l’âge de 83 ans, une des grandes dynasties qui dominent la politique kurde irakienne vient de perdre son patriarche et le Kurdistan un de ses chefs les plus illustres. Ogre politique connu pour son habileté, sa truculence et son pragmatisme, le premier président (non arabe) de la République irakienne post-invasion américaine de 2003 a traversé sept décennies d’histoire du pays au fil d’un parcours sans pareil initié, selon sa légende personnelle, à l’âge de 14 ans.

Jeune militant nationaliste à la fin des années 1940, chef d’une faction kurde majeure en conflit avec Bagdad dans les années 1970, allié de Khomeini dans la guerre Iran-Irak dans les années 1980, potentat milicien au Kurdistan dans les années 1990, Jalal Talabani deviendra en 2005 président et le partenaire obligé de Washington.

Par une fantastique ironie de l’histoire rendue possible par l’invasion américaine de l’Irak en 2003, « Mam Jalal » – « l’oncle Jalal » comme on l’appelle encore avec sympathie et déférence bien au-delà de sa base partisane – est arrivé au sommet de sa carrière en prenant la tête d’un Etat qu’il avait passé sa vie à combattre. Et avec lequel il a toujours su marchander. Car en matière de politique kurde, il n’est pas de trajectoire univoque.

Celle de Jalal Talabani s’est déployée entre les montagnes du Kurdistan et les palais de Bagdad en passant par Téhéran, Le Caire, Beyrouth, Damas, les capitales d’Europe et les grandes villes d’Amérique. Une vie ponctuée de rencontres et d’accommodements temporaires négociés par le chef kurde dans les interstices des grandes mécaniques régionales avec tout ce que le Moyen-Orient de la seconde moitié du XXe siècle a pu compter d’hommes de pouvoir.

Lorsque Jalal Talabani voit le jour, le 12 novembre 1933, l’Irak n’a qu’un an d’existence. Alors que, dans les régions kurdes, un sentiment national se développe sur fond de révoltes tribales contre Bagdad, le jeune Jalal, issu d’une lignée de notables célèbres du sud du Kurdistan, adhère au mouvement kurde et y fait un début de carrière fulgurant entre engagement clandestin et missions diplomatiques. En 1961, il fait ses premières armes dans les rangs de la guérilla menée par l’ombrageux chef féodal Moustafa Barzani.

Une rupture

Son parcours académique et ses inclinations idéologiques le rattachent bientôt à la composante intellectuelle, urbaine et progressiste du mouvement kurde, bien implantée dans le sud du Kurdistan et qui tend à s’opposer au clan Barzani, basé dans les montagnes du nord, plus tribal et traditionnel. La rupture n’est consommée qu’en 1975. Alors que les forces kurdes sont écrasées par le régime de Saddam Hussein et que le clan Barzani bat en retraite, Talabani décide de poursuivre la lutte. Il s’organise depuis Damas, où, avec la bienveillance du régime d’Hafez Al-Assad, il crée un nouveau parti : l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), qui réunit la gauche du mouvement national.

Pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988), Talabani suit ses rivaux du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) en se rangeant du côté de Téhéran après avoir tenté un rapprochement infructueux avec Saddam Hussein. A la fin du conflit, Bagdad sanctionne cette alliance par l’opération «Anfal», qui culmine avec le bombardement chimique de la ville d’Ha-labja dans la zone d’influence de l’UPK. Le leadership kurde a perdu cette manche mais, après 1991, la guerre du Golfe donne à Talabani l’occasion de revenir sur le devant de la scène. L’échec d’une insurrection populaire en pays kurde se traduit par un exode massif qui tourne au désastre humanitaire.
Sous l’égide de l’ONU, le Kurdistan irakien est sanctuarisé et il revient à Jalal Talabani de s’entendre avec le PDK pour y bâtir un embryon d’Etat. L’ordre milicien règne pourtant et l’UPK s’installe dans le sud du Kurdistan avant d’entrer en guerre contre le PDK pour le contrôle d’intérêts économiques. A Souleimaniyé, capitale de son fief, Talabani et les siens contrôlent enfin un morceau de territoire et, malgré l’instabilité et les affrontements qui les opposent au PDK, en profitent pour s’enrichir au moyen de divers trafics pour bâtir un réseau de clientèle.

Mais une nouvelle occasion venue d’Occident se dessine. L’administration Bush entend renverser le régime de Saddam Hussein, et Talabani en profite pour se tailler une place de choix dans les cercles de l’opposition en exil censés bâtir un nouvel Etat irakien. Son entregent, sa dextérité politique et ses qualités de conciliateur font de lui un acteur incontournable du nouvel Irak. C’est cette personnalité singulière qui lui permet de faire du mandat présidentiel, officiellement honorifique, qu’il exerce à partir de 2005 une véritable position d’influence. Talabani parle à tout le monde, jongle avec les innombrables rivalités, toujours en mesure de se frayer un chemin dans le chaos quotidien du pays.

Dans l’opulence de ses nouvelles fonctions, il laisse libre cours à son penchant pour les dépenses somptuaires, les festins gargantuesques, les cadeaux mirifiques et les cigares cubains. Le fin manœuvrier et le guérillero qui vivent en lui se subliment dans un personnage de chef d’Etat à la fois sage, calculateur et excessif. Sa santé en souffre. Affaibli par une obésité sévère, dépassé peut-être par la montée des tensions entre le Kurdistan, qui jouit d’un statut autonome, et Bagdad, Jalal Talabani est victime fin 2012 d’une attaque cardiaque qui le contraint à un retrait de la vie politique.
Le Kurdistan entre alors dans une période de turbulences. L’UPK est livrée aux divisions internes qui ont éclaté au grand jour, fin septembre, dans le sillage du référendum sur l’indépendance qui devait consacrer la mainmise des Barzani, les grands rivaux de la famille Talabani, sur la scène kurde. Le décès de « Mam Jalal » n’est pas neutre, politiquement. Il donne à la famille Talabani la possibilité de mettre en avant les qualités de conciliateur de son patriarche défunt, sa proximité avec les factions chiites irakiennes et avec l’Iran, au moment où la tentation de trouver une sortie de crise séparée avec Bagdad agite certains esprits à Souleimaniyé.

  • 12 NOVEMBRE 1933 Naissance à Kelkan (Irak)
  • 1947 Adhère au Parti démocratique du Kurdistan
  • 1975 Fonde l’Union patriotique du Kurdistan
  • 2005 Président de la République irakienne
  • 3 OCTOBRE 2017 Mort à Berlin