La justice des vainqueurs chiites


3 janvier 2007
Par Shlomo Avineri

Ancien directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, professeur de sciences politiques à l'Université hébraïque de Jérusalem.

Saddam Hussein est mort, mais tous les Irakiens ne s'en réjouissent pas. Au contraire, la manière dont les différents groupes ethniques et religieux ont réagi à son exécution est emblématique de la difficulté à maintenir la cohésion de l'Irak.

Pour la majorité chiite, longtemps violemment opprimée par Saddam Hussein et par tous les précédents régimes irakiens d'obédience sunnite, la mort de Saddam symbolise leur conquête de l'hégémonie politique. Par ailleurs, leurs manifestations de liesse triomphalistes sont un rappel cruel de la manière dont les opprimés, une fois libérés, peuvent si facilement devenir des oppresseurs à leur tour.

Pour la minorité sunnite, écartée du pouvoir par l'invasion américaine et qui exprime sa frustration par des attaques quotidiennes contre la population chiite et ses lieux saints, Saddam restera un héros pour longtemps. Les Kurdes - qui, comme les chiites, ont subi les sévices de Saddam pendant des décennies - s'accrochent discrètement à leur indépendance de fait, tout en faisant ce qu'il faut pour s'assurer qu'ils ne seront plus ­jamais soumis à un régime arabe.

Le premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, qui représente la coalition chiite et kurde au pouvoir, a fait part de son espoir que l'exécution du dictateur permettra de surmonter les divisions sectaires. Mais même si ses paroles semblent sincères, la réalité mène vers la direction opposée, et les échanges verbaux injurieux au moment de l'exécution même n'aideront certainement pas à faire oublier qu'il s'agissait là de la justice des vainqueurs - pas des États-Unis, mais des chiites.

Ces événements n'augurent rien de bon pour l'avenir de ce que nous devrions nous habituer à nommer « l'ex-Irak ». À vrai dire, le débat actuel à Washington sur la stabilisation de l'Irak est déplacé parce qu'on ne peut pas stabiliser quelque chose qui n'existe plus - dans ce cas précis, l'Irak en tant qu'État souverain. Sous le couvert d'amendements constitutionnels inspirés par les États-Unis, la majorité chiite est parvenue à s'arroger un pouvoir quasi absolu.

C'est ainsi que ce qui semblait être pour Washington, il y a quelques mois à peine, une transition réussie vers un gouvernement représentatif n'est plus qu'une farce : comme sous Saddam, l'autorité dépend du contrôle des armes. La différence est qu'aujourd'hui le gouvernement n'a plus le monopole de la violence. Chaque milice, chaque ministère, chaque faction politique chiite a ses propres armes, ses gros bras et escadrons de la mort. De leur côté, les sunnites continuent à se servir des stocks d'armes accumulés sous Saddam pour mener un combat d'arrière-garde contre le nouvel ordre, apparemment légitimé par les élections.

À l'exception d'une nouvelle dictature violente, aucune autorité n'est à même de rassembler les chiites, les sunnites et les Kurdes en une seule entité politique. Le rêve chimérique de l'administration américaine - démocratiser en une nuit une société profondément divisée et habituée à la violence et à la coercition - a libéré un terrifiant cortège de démons politiques.

Dans ces circonstances, le débat consécutif au rapport Baker-Hamilton à Washington n'a que peu d'incidence sur l'avenir de l'Irak, bien qu'il reste essentiel à l'avenir du pouvoir, du prestige et du statut des États-Unis mêmes dans le monde. L'avenir de l'Irak sera décidé par les Irakiens, mais par des balles et non des bulletins de vote. Les États-Unis et l'ensemble de la communauté internationale sont totalement impréparés à affronter la version moyen-orientale de la Yougoslavie et ses conséquences régionales. Et contrairement aux États issus de la dislocation de la Yougoslavie, qui pouvaient s'inspirer de l'Europe, l'absence d'un modèle démocratique arabe légitime rend plus ardue encore la mise en place d'un ordre démocratique.

Certains Européens, et d'autres, peuvent se gausser de l'échec des États-Unis en Irak, et de l'ineptie - ou pire - de leur politique désespérée suivant l'occupation. Et pourtant les raisons profondes de cet échec remontent bien plus loin, à la création de toutes pièces de l'Irak dans les années 1920 par les autorités impérialistes britanniques, qui rassemblèrent trois provinces disparates de l'Empire ottoman vaincu en un État qui n'a jamais eu d'identité cohérente.

C'est ainsi que la fondation même de l'Irak repose sur la « justice des vainqueurs» : l'Empire britannique, après avoir vaincu les Ottomans, a donné le pouvoir aux Arabes sunnites dans un pays où ils étaient minoritaires. Aujourd'hui, cet arrangement se délite à la suite d'un nouveau cycle de « justice des vainqueurs ».

Les conséquences de ce réaménagement du pouvoir ne sont pas encore évidentes. Mais il est certain qu'un État irakien cohérent, qu'il soit unifié, fédéral ou confédéral, ne pourra émerger d'une société dont une partie considère à juste titre Saddam Hussein comme un dictateur sanguinaire, et dont une autre partie le révère comme héros et martyr.

Les guerres ont toujours des conséquences inattendues et des ironies cruelles. En Irak, il devient aujourd'hui apparent que certains États ne peuvent être sauvés sans être détruits.

Project Syndicate, 2006